#40 jours #28 | Les pines de Sauveterre

Figure 62 – La Pine de Sauveterre – vidéo du Fournil Meuxois (en ligne le 12/03/2020 sur Facebook)

Messieurs dames, à qui le tour ? — Oui, bonjour… il me faudrait deux saintonges et un feu de bois s’il vous plaît. — Voilà… et avec ça ? — J’vais vous prendre de vos belles pines… — Oui, combien il vous en faudrait ? — Oh… une demi-douzaine… ? — Et… quelles pines vous voulez… ? des natures ou des à la… ? — Fourrées, des fourrées… disons quatre vanille et quatre chantilly. — Ah… ! on avait pas dit six ? — Oh… ben va pour huit tiens ! ça se mangera tout pareil ! — Des comme ça… ? — Oh… il en faut quand même des assez grosses ! y a pas mal de gourmands de la chose à la maison. — Et voilà… avec ça ?

À l’approche du dimanche des Rameaux, apparaissent dans les vitrines des boulangeries de Sauveterre un gâteau spécifique, qu’on vend pour l’occasion durant environ un mois, appelé pine. Nature, la pine est une pâtisserie relativement simple. Il s’agit d’une pâte à choux parfumée, souvent saupoudrée de grains de sucre, parfois de petites graines d’anis vert dragéifié, rouges et blanches. Mais c’est le parfum de la pâte, moelleuse à cœur, recouverte d’une croûte dorée au jaune d’œuf et légèrement caramélisée, croustillante, doux et suave, qui reste complexe, difficile à décrire. D’autant plus que sa recette demeure secrète. Elle se transmet seulement d’un boulanger à l’autre, et ceux qui passent la main seraient « tenus par une sorte de clause de style, selon Claudine (ancienne boulangère-pâtissière à Barbeleuil, aujourd’hui en formation dans ma structure) de ne jamais la révéler à ceux qui ne sont pas du métier ». Une variante consiste à fourrer la pâtisserie de crème pâtissière, de crème mousseline ou de crème Chantilly. Mais le parfum d’origine disparait alors souvent sous le sucre des crèmes, le goût vanillé, les effluves de fleur d’oranger. Peut-être ne le prépare-t-on même plus dans ces cas ? Et une crème trop épaisse, une chantilly trop fouettée, peuvent vite rendre le gâteau écœurant.

Le nom commun du gâteau vient de sa forme, analogue pâtissier des images grossières qu’on peut retrouver dans les toilettes publiques. Cela dit, son nom véritable, c’est la cornuelle. Mais ce nom reste plutôt associé à un autre type gâteau, à pâte sablée, et qui est d’ailleurs le gâteau traditionnel, qu’on voit aussi dans des corbeilles sur les vitrines pendant la même période, mais en quantité moindre (peut-être parce qu’il s’agit moins d’une pâtisserie moelleuse et savoureuse que d’un biscuit plus sec à tremper, de la famille du broyé). Cette cornuelle pâte sablée, plus répandue dans la ville voisine de Barbeleuil, aurait été créée au début du XXe s. à Villebois-Lavalette (on est assez loin de Sauveterre). Il s’agit d’un sablé triangulaire et isocèle (à trois cornes donc, d’où son nom), troué au milieu de façon à pouvoir y faire passer un rameau béni, sur la demande de l’évêque de Limoges au XVIIIe s. qui, trouvant la forme du gâteau par trop païenne et priapique, ordonna de moraliser la chose (nonobstant les contradictions de l’histoire et des légendes tenaces). La cornuelle pâte à choux serait apparue après, pour varier le goût et appâter le chaland (surtout garnie de crème). Certaines boulangeries ne proposent d’ailleurs que des pines à la crème. Mais d’autres, au contraire, proposent en quantité des pines natures dans une grande corbeille, et parfaitement alignées. C’est le cas au Fournil Meuxois, à deux pas de Sauveterre, où l’on trouve peut-être les meilleures pines natures (selon moi).

Figure 63 – Le Fournil Meuxois – Google Earth en street view, juin 2022 – copie d’écran le 31/07/2022

C’est une petite boulangerie et épicerie au bout du village, un peu en retrait, tenue par un jeune couple installé depuis quelques années. Quand on entre, c’est par le coin des journaux et des magazines, sur un présentoir fixé à la cloison à droite, à gauche, la porte du local où la boulangère va de temps en temps chercher les colis, la caisse en face, et en y avançant les deux rayons de l’épicerie, dans l’espace qui se découvre à droite, la vitrine des viennoiseries et quelques pâtisseries simples, les panetières illuminées derrière. Durant un bon mois, les pines natures — pas de pines garnies de crème ici, et ce doit être la seule boulangerie du coin à ne pas en préparer — sont bien en ligne dans une ou deux caisses en plastique blanc. Il en reste en général toujours quelques-unes en fin de journée, quand je rentre de la structure, et c’est pratique pour le goûter des petits ou le petit-déjeuner du lendemain. Mais il arrive qu’il n’y ait plus rien. D’ailleurs, le dimanche des rameaux, les pines sont démultipliées, mais mieux vaut réserver à l’avance. Si mes commandes de livres sont enregistrées sur un terminal à stylet, les commandes de pines sont répertoriées, à l’ancienne, sur un cahier. Vous appelez, vous passez, et la boulangère inscrit au Bic, à côté de la caisse ou dans son tablier, votre nom et le nombre de pines désirées, avec ou sans graines d’anis, et à dimanche !

Avant, c’était Jacky. Un petit boulanger brun sans âge qui n’a jamais eu l’air de vieillir. La boutique était un peu plus petite. Quand on entrait, par la petite porte tout à droite aujourd’hui condamnée, on se retrouvait directement dans les rayons de l’épicerie, le nez dans les journaux et magazines, les pieds dans le tourniquet ou dans ceux de la petite dame qui discute avec Françoise. La petite caisse contre le mur à droite, et derrière l’accès à l’arrière-boutique où elle va se ravitailler, chercher les commandes. Mais parfois, les commandes, c’est directement dans le fournil, en face de la boutique. Le gros sachet de pines avec ton nom sur une table à côté l’entrée, avec d’autres sachets, blancs à liseré vert, et le dessin d’un épi de blé, d’un épi d’orge, d’autres noms, et quelques grandes caisses de pines montées l’une sur l’autre. Des sacs de farine sont entassés dans un coin, le plan de travail et le four en inox de l’autre côté. Le sol est saupoudré de farine ici ou là. Il fait bon. Ça sent le pain et la viennoiserie cuits du matin, et la pâte au repos, en train de lever. C’est ici que le jeune boulanger travaille aujourd’hui encore. C’est de lui, Jacky, qu’il tient ses recettes. Celle du pain rustique, vraisemblablement, qui a toujours ce même goût acidulé, cette mie blanche peu alvéolée et trop vite rassise. Et surtout celle des pines natures au goût sans équivalent. Jusqu’à la forme, puisque la pine, renouant autant que possible avec la cornuelle traditionnelle, ressemble proprement à une boucle, à un nœud, avec un petit trou.  

Figure 64 – La pine de Barbeleuil – photo sur le blog Mister-J, « La Pine de Barbezieux » (en ligne le 17/0/42022)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

6 commentaires à propos de “#40 jours #28 | Les pines de Sauveterre”

  1. Instructif. Ressemble a un Paris-Brest lubrique. J’aime beaucoup ce texte piqué d’humour.

  2. Complètement absurde, je me suis imaginée une suite de petits chapitres avec des histoires de ce type multiples sur divers objets aussi incongrus les uns que les autres, comme un guide farfelu des villes de France. Je me suis imaginée rédiger l’article consacrée à l’asperge géante conservée au musée d’Argenteuil. Bref, un texte tout à fait inspirant.

    • Eh bien Marion, j’attends aussi ce tour de France et tous ces objets incongrus. Tu pourrais commencer par Pau, avec cette confiserie qu’on appelle coucougnettes. Ce sera une belle extension de mon texte, si j’ose dire. — Merci Marion.

  3. J’aime beaucoup cette histoire de pines. J’ai toujours aimé les boulangeries (et les quincailleries). Apercevoir Jacky dans la boulangerie épicerie est une sorte de fête et imaginer le sachet de pines avec le nom … il me semble que je choisirais nature (plus proche du pain sans doute)

    • C’est surtout proche du chou à la crème, sans crème et néanmoins savoureux, quand c’est bien fait. Ce qui est dommage, et ce qui fait son attrait aussi bien sûr, c’est d’attendre la période mars-avril pour en avoir (je n’ai pas essayé les commandes spéciales, cela dit). — C’est bien aussi les quincailleries, j’en connais une belle et ancienne. Il faudra que je m’y essaie. — Merci Nathalie