#40 Jours # 28 | Les images Poulain

Vrai, si nous voyagions, c’était en vue

De quelque Eden perdu, force nous est

De croire que le voyage est notre destin même,

Que notre destin n’est autre que voyage […]

Au sein de la Voie, toute demeure

est une partance.

Une provisoire demeure .

[..]

Si nous passons, c’est pour faire place

A ce qui en dépit de tout doit advenir,

Afin que lui soit transmis, contre marées et vents

L’unique mot de passe.

FRANCOIS CHENG , l’UNIVERS L’AUTRE

Jane Austen en billet de 10

Horrible ! Horrible ce cauchemar de cette nuit. Du petit matin plutôt, juste avant que le coq du coin chante…vers cinq heures… Je l’aime bien mais là… C’étaient qui ces potes rigolards, ces fouille -ta -crotte balourds , et leurs salves de questions idiotes ? Il y en a deux que je ne connaissais pas , un client de la friterie et un autre que j’ai entrevu à la brocante du village dimanche dernier. Dans mon rêve , ils ont voulu salir Géraldine, la pauvre, lui faire endosser la responsabilité de notre rupture, mais d’ailleurs ce n’était pas une rupture, nous savions tous les deux de quoi il s’agissait. Trop de respect mutuel et de tendresse pour se faire les crasses ordinaires des gens qui ne se supportent plus. Mais « c’est le rêveur qui rêve » disent les interprètes freudiens du rêve, même si je m’en contrebalance, l’impression de malaise du rêve était encore là après mon premier nescafé, je me suis acheté du café soluble, premier prix, au U. du coin. U comme Hue ! Secoue toi et vas gagner ta croûte. J’ai bouffé une orange, la pub. sur l’étalage avec son gringo chapeauté sourire émail diamant plein de dents,m’a donné envie. Il faut que je fasse gaffe.

Sourire factice

Au fait ! c’est le moment de préciser que j’économise pour pouvoir tenir plus longtemps quand je changerai de région. Pour l’instant , je me sens plein aux as. Quatre billets de 50 euros cachés dans la caravane à un endroit que personne ne peut imaginer et on m’a donné un bleuet avec une petite casserole de soldat à manche amovible, idéal pour faire chauffer mon eau, j’attends qu’elle refroisisse et après, je bois dedans. C’est un peu long. Un nectar. Pour les allumettes et le sucre, j’ai toujours mon filon dans le bistrot du soir. On ne me fait même pas sentir que je suis différent, on m’a adopté je crois. Et pour le gaz ? Ben, pour le gaz, je l’achète à la station service, c’est abordable et ça dure longtemps si tu fais attention, je pose un morceau plat de boite de gâteau métallique sur la gamelle, pour éviter la déperdition de chaleur, je peux ainsi bloquer net la vapeur, des souvenirs de ma mère là aussi, les astuces d’une cuisinière avisée, je l’enlève avec le maximum d’épaisseur de ma veste en jean. Je l’ai un peu salie, mais j’irai au lavomatique avant de partir. Une lessive en perspective,une machine de 5 Kgs bien rentabilisée, j’aime bien la bourrer au maximum et m’offrir un quart-d’heure dans l’essoreuse. Il faut calculer. Je ressemble au jeune homme du tout mince roman d’Annie Ernaux , je veux rester séduisant malgré le manque d’argent. Je fais le maximum pour ne pas saloper mes vêtements, je les tire bien à plat, et je les mets sous mon matelas comme les apprentis militaires de l’Année de l’éveil Roman autobiographique de Charles Juliet. Encore un qui m’inspire, il est parti de rien, une enfance fracturée par la mort maternelle, une fratrie dispersée, une famille adoptive épatante, une douzaine d’années passées dans deux ou trois écoles militaires, d’abord aux enfants de troupe ( un drôle d’ascenseur social entre parenthéses…) une chambrée promise à la Guerre d’ Indochine ou à une autre, et puis l’adandon des études de médecine, mariage et 60 ans de vie commune avec une mystérieuse M.L qui a fait bouillir la marmite avec sa paie d’institutrice… Il voulait devenir écrivain, il n’avait rien lu, il s’est marié, elle a patienté, il est devenu écrivain… etc… Tu aimes raconter son histoire, sa trajectoire te paraît digne d’intérêt et sans concession , si ce n’est quue le refus d’être autre chose que lui même, avec sa vunérabilité et les ressources de sa vie intérieure qu’il a sculptée année après année… Tu ne l’admires pas, tu t’en fais un frère imaginaire, un père virtuel… Il a 87 ans aujourd’hui. Il a reçu beaucoup de lettres de lecteurs et surtout de lectrices dans sa vie, il a répondu à certaines, il dit avoir beaucoup négligé sa correspondance, comme si une instance supérieure lui avait dicté de ne pas perdre son temps à cela, il a lu longuement les mystiques, Krishnamurti, il a peu lu ses contemporains, Albert Camus assez profondément, Il a rencontré Leiris et Beckett dans sa jeunesse, de nombreux peintres aussi dont Bram Van Velde et PierreSoulages , en vieillissant il s’éloigne des livres et même de l’écriture, La lumière baisse dit -il dans son Xème tome de journal, il prépare le XI ème mais c’est difficile… M.L est partie vers l’autre rive du Styx, après cinq ans de maladie d’Alzheimer, il est épuisé et la maladie a rattrapé son retard sur l’âge, il est digne, cultive son indépendance… Mais tu racontes son histoire au moineau du supermarché sans bouger les lèvres,tu aimes bien ce banc, cette table, ce décor de goudron et de verdure rescapée. Tu pourrais en parler toute la nuit, de Juliet aussi. Ce genre de destin te fascine, tu n’es pas loin d’imaginer que tu pourrais pu faire un bout de route avec lui en le lisant, lui écrivant peut-être, mais tu n’as pas osé… Il faudrait que tu trouves ses livres dans les boites en bois qui sont devnues tes maisons de la culture comme les brocantes d’Emmaüs sur les berges de la Marne. En attendant, tu vis en tricot de peau marcel et bermuda à poches non froissable, la plupart du temps. Tu porte des couleurs sobres à dominante roots et nature en évitant les motifs de camouflage militaire. Le vert vase te donne la nausée… Tu n’as pas besoin de faire croire que tu peux tuer quelqu’un, même pour te défendre. Tu hais la mort et tout son cirque à vendre. Tu te sens près de la terre comme de la mort de toute façon. Tu as appris à vivre avec, tout contre, avec de plus en plus de calme. Si tu avais été un animal, tu aurais été un hérisson stylé. Un Punk peut-être mais là encore à une génération près, tu n’étais pas dans le créneau. Les années Pink Floyd leurs musiques planantes et décapantes t’ont un peu attiré. Tu as beaucoup changé en vingt ans. Ton étonnement est très vif à ce sujet. Pour l’histoire du hérisson tu n’as pas le temps d’en parler mais voir son totem hérisson ou loup gris peut aider parfois dans la vie.

Ressasser cette histoire de mariage gay à la fin du rêve, c’est la seule chose qui t’a fait marrer : franchement tu te vois la bague au doigt avec un garçon devant tes père&mère déguisé.e.s en DuponDT ? C’est ridicule, tu n’as pas fait ton « coming out », tu n’es pas de cette génération, tu vois les choses autrement, à dix ans d’intervalle on est plus dans le même trip, ça va vite et ça s’emballe aussi, la tension est palpable dans la rue, sur les réseaux sociaux, on baigne dans l’hostilité contre le sexe entre mâles ou entre femelles, comme si ça mettait en péril l’ordre du monde. Bien sûr que ça veut dire quelque chose du rapport entre les sexes, mais c’est plus complexe que tu le crois. La biologie a été tellement bidouillée qu’on a créé des générations transgénétiques, comme on a fait aux plantes « . Et qui te dit que ce n’est pas une évolution adaptative face à la surpopulation de la planète ? Il suffit d’observer longtemps un aquarium pour voir comme ça se passe… Allez, arrête de délirer… Il est où le Bonheur il est où ? chante le trentenaire avec sa voix éraillée ? La société est cruelle » disait Jean d’Ormesson le grand bourgeois dans une émission que je n’ai pas vue, c’est tout ce qu’en a retenu Mme T. qui écoutait distraitement, en essuyant les verres, sur l’écran de la petite télé de cuisine, au milieu des eaux grasses. Je ne savais pas qu’elle s’intéressait à La Grande Librairie de François Busnel. L’embêtant avec tous ces livres dont on parle en cdéversant des tombereaux sur les tables des libraires, c’est qu’il faut les acheter, il y en a trop, pourquoi insistez-vous ? Et ceux qu’on voudrait ne passent pas en livre de poche avant des années ou disparaissent dans les écoulements secrets des silos, au mieux ils atterrissent dans les boîtes à livres, je sais je sais, il y a aussi les autres endroits où ça se lit, mais dans tous les cas on devient has been dans les sujets traités Comme les médicaments, les livres ont eux aussi des dates de péremption. Il faudrait qu’on s’y fasse. C’est peut-être pour cette raison que je me contente des auteurs morts, surtout des mecs depuis des lustres, il parait que les derniers classiques sont des types comme Julien Gracq, Pierre Michon, Enrique Vila-Matos, Pierre Bergounioux, Pierre Jourde, Philippe Le Guilledou , c’est le numéro T 02049 d’un Magazine littéraire qui met l’info sur la Une , ça date de Juin 2007. Pas le moindre gramme d’hormone féminine là dedans, ils posent la question bateau : Les jeunes lisent-ils encore ? et juste en dessus : L’avenir du néolibéralisme... Je me fais grâce du grand entretien sur l’histoire de l’antisémitisme nazi. On baigne dans les Archives en permanence, Pierre Bergounioux dit même qu’on écrit qu’à partir de ce fond commun et que l’inégalité naît en même temps…. De quoi gamberger… Comment veux tu qu’on nous prenne au sérieux, nous avec nos quêtes spirituelles dans un ossuaire aussi anonyme ? Des crânes sur des crânes et encore des crânes, et toujours des crânes… On en fait des livres…On les vend au plus chaland…On pilonne et on recommence… On customises les vieux textes avec des graphistes branchés. Tu vois que ça énerve au bout d’un moment… Notre goût pour la poésie déclarative et éphémère est complètement écrabouillé. Quand on dit qu’on marche sur la tête et sur celle des gens, on nous rit au nez… C’est comme cela que ça marche depuis la nuit des temps et ce n’est pas toi qui lui fera changer de critères… Crois-moi… Oh ! On se calme là. Ne t’agaces pas pour des prunes , va revoir ton moineau Marco ! Achète-toi des Quetches !

Vitrine genrée

Me rappeler que tous les faux-semblants de l’être-ensemble provoquent des moments pénibles… Quelle hypocrisie, mazette… dans toute société qui prétend épanouir les individus. Tu croises pourtant des jeunes qui parlent de sexualité librement. C’est souvent trash, bien brut de dégazage… Tu vois tout de suite celles et ceux qui sont coincé.e.s ou pudiques tout simplement. La majorité j’imagine. On dit, ce n’est pas celle ou celui qui en parle le plus qui en fait plus. Dans ce domaine la surenchère commerciale est sans rivale. Cette fille l’autre soir, tu ne sais plus son prénom, tu étais encore à Lyon, tu avais participé à un porte à porte pour inciter les gens à aller voter, oui je vote, ça t’étonne ? Nous étions installés sous un abri de toile à la périphérie de l’agglomération, à la lisière d’un parc très populaire, une série d’immeubles à cinq étages et de l’autre côté des pavillons modestes, certains datant des années 60, nous portions encore les masques. On aurait pu se faire jeter, mais non, c’était dimanche, et les gens ouvraient,pas trop grand non, même les femmes avec enfants excités derrière, c’est qui maman ? qui c’est… Un père ailleurs , accroupi derrière la porte, et qui donne à manger à la petite cuillère à l’un de ses bébés jumeaux, la mère derrière avec l’autre et une plus grande, tu as aimé cette image furtive, à la fois l’accueil et la convivialité spontanée, des gens qui n’ont pas peur des inconnu.e.s. En parlant d’images tu deviens nostalgique. Une scène d’enfance que tu as sans doute reconstituée à de nombreux exemplaires dans tes rêves. La scène du Camion Poulain racontée par Mathilde… La conversation avec la fille longiligne pour les élections dans un bar bruyant du centre ville, on t’avait invité … Tu n’as pas envie de raconter maintenant… Il faut que tu t’actives dans la réalité.

Camion Publicitaire Poulain

On ne va pas te reprocher de ne pas tout dire ici, il faut que tu prennes le temps de trier… et de relier les pans de ta vie, les recoudre à ceux des autres; les familiers comme les étrangers. C’est un parchwork qui peut devenir interminable. Mais la couture, comme le reste, ça s’apprend… c’est utile… Tu aimeras, tu le sens, revenir dans la maison de Mathilde; pour qu’elle t’ouvre ses vieilles armoires et son coeur sans verrou, les secrets paraît-il sont cachés dans les tiroirs. Elle a longtemps cherché les fameuses images Poulain de son enfance dans les recoins. Elle a dit que c’était les chansons de variété de l’époque,chaque image avait au dos, un refrain d’une chanson de vedette, cela lui paraissait miraculeux que ce soit imprimé avec des lettres parfaites, minuscules et droites. Et les vedettes choisies étaient bien celles qu’elle voyait en noir et blanc à la télé.L’émission ? Elle ne sait plus, il faudrait farfouiller dans les archives de l’INA. Même cela s’achète sur internet… Tu te rends compte ? Ils te revendent tes propres souvenirs ! C’est plus fort que de jouer au bouchon…

N’empêche qu’il va falloir partir d’ici. Tu commences à t’ennuyer à la plonge. Des assiettes à n’en plus finir et qui dégringolent, des couverts et toujours des couverts qui t’arrivent empilés et souillés; comme des poubelles superposées sans sac plastique et tout dégouline, dégouline… Tu attrapes chaque pile à pleines mains et tu tries à toute vitesse. Tu es pressé d’en finir. On a beau mettre du sable ou de la sciure par terre ( normalement on a plus le droit ), tu patauges dans une espèce de mélasse collante et glissante. Il y a un contraste entre la lenteur, la prudence de tes pas et la vélocité de tes bras suractifs. De loin tu ressembles à Charlot dans les Temps Modernes. Tu ne peux même pas sourire en pensant à une bande son de dessin animé. Tu as dû remettre ton jean , mais tout autour les bords des jambes de pantalon au niveau des chevilles trempent dans un infâme jus de nourriture et d’eau agglutinées, les éclaboussures finissent par s’accrocher en séchant, quand tu baisses la tête, ça te coupe l’appétit direct. C’est pour cela que tu ne manges jamais juste après la plonge, tu demandes à emporter , un ou deux hamburgers, une grosse barquette de frites, tu mets du ketchup; la mayo et la moutarde dans des barquettes plus petites, tu n’es pas très fier, ça fait du plastic encore qui va se retrouver à la déchetterie s’il ne s’envole pas tu ne sais où, tu le compactes au maximum en l’écrasant sous ta sandale et le récupère avec le pouce et l’index. Il ne vaut mieux pas regarder la tête que tu fais à ce moment là, ça te dégoûte. La bouffe qu’on te donne fait partie de ton salaire, tu y mets le maximum de salade, de tomate et d’oignon frais chaque fois que c’est possible, tu rajoutes du concombre. Tu passes après la clientièle et ça te paraît normal après tout. La patronne t’a à la bonne, tu en profites. Tu as peur qu’elle insiste pour que tu restes jusqu’à la mi-septembre mais tu commences à être fatigué. L’été, en Haute Saison, la cuisine c’est l’enfer, et ici , le soleil a la mauvaise idée de faire sa grande roue d’ouest en est pile poil en tapant sur les vitres de l’estanco où tu trimes. Tu as beau mettre ta casquette , tu sues comme un porcelet stressé, tu ne peux pas mettre de lunettes de soleil, tu ne verrais plus le graillon sur les verres au séchage, il y a une petite machine à laver en inox mais elle n’a pas une grosse capacité de contenance et il faut soulever toutes les trois minutes la poignée d’un gros couvercle qui dégouline lui aussi d’eau bouillante et de vapeur. Tu es habitué, tu serres les dents, tu t’appliques, mais c’est répétitif et plombant. Quand tu craques, tu te mets à chanter comme Tino Rossi ou Luis Mariano : « O Sole miiiooo  » c’est pourtant de ta génération, ton grand-père l’aimait bien amateur du bel canto.Tu préfères la plonge du soir même si elle s’éternise. La patronne t’a dit qu’elle te donnerait une petite prime à la fin, cette année; après le covid, les affaires ont bien marché, elle s’est renflouée, mais elle a peur de ne plus trouver aussi facilement qu’avant du personnel, elle ne dit pas pourquoi… mais je sais que c’est parce que c’est mal rémunéré, avec aucune garantie d’embauche en CDI et que certains jeunes ne tiennent pas au rytfhme des coups de feu du service. Les étudiant.e.s préfèrent les cuillettes de fruits, c’est plus lucratif et moins engageant, même si la plupart travaille en dehors des études, souvent dans des fast-foods.C’est pour cela qu’elle t’a proposé de faire aussi le serveur, elle a vu que tu t’en sortais bien, que tu faisais rire les gens et que tu ne cassais pas trop de verres… On est presque à la mi Juillet et ta tête commence à te réclamer une pause ou une autre façon de passer l’été. Tu gamberges, tu penses soudain à Géraldine. Tu pourrais lui écrire. Tu ne te sens pas le courage de lui téléphoner. Il faudrait que tu empruntes un portable, il n’y a plus de cabines téléphoniques dans les bleds, c’est dommage, elles avaient du charme et on récupérait parfois des pièces quand elles étaient déglinguées. Idem pour Mathilde , tu veux la laisser en dehors de tes problèmes, si problèmes il y a. Ta tête est bien en ce moment, tu ne veux pas la remplir de négativité ce ketchup acide et périmé que tu redoutes lorsque tu te demandes qui et quoi devenir. Tu penses à l’eau, à l’eau du lac, une soudaine envie d’y plonger t’assaille.

Tu le sais à présent, tu vas bientôt partir…

La série des images chansons du chocolat Poulain

Il y a longtemps maintenant… Mathilde t’avait raconté cette histoire. Cela s’est passé dans un village du Sud en plein été, en plein cagnard. Elle ne savait plus comment elle avait su, mais on avait signalé le passage d’un camion Poulain dans les villages voisins et il allait probablement se pointer au centre du sien , sur la place un jour ou l’autre , elle n’en avait pas parlé à ses frères car elle savait qu’ils allaient rappliquer aussitôt et réclamer dix fois plus fort qu’elle, ils étaient culottés et bagarreurs. Elle avait repéré la camionnette, à l’arrêt, devant le monument aux morts, à cette époque, on pouvait stationner un peu n’importe où. En l’apercevant, son coeur battit très fort. Ce n’était pas un mirage. Elle passa devant en courant , le rasant au plus près pour mater au maximum ce qui s’y voyait. Elle alla déposer ses quatre flûtes sur le buffet de la cuisine. Puis elle inventa un bobard : – maman, j’ai oublié la monnaie à la boulangerie sur le comptoir, commencez à manger sans moi, j’y retourne ! Elle courut comme une dératée et s’arrêta essouflée devant la camionnette aux trésors. Ouf ! Elle était encore là ! Il était midi pétante. Mais à 8 ans, ce n’est pas du chocolat qu’elle voulait qu’on lui donne, elle s’en foutait, surtout en été, non c’était plutôt des images, plein plein plein d’images… Elle voulait compléter sa collection de chansons de variété. La mère achetait au maximum six tablettes par semaine qu’elle cachait, la collection n’avançait pas vite à ce rythme , et les garçons s’y intéressaient aussi, il fallait négocier. Avec la complicité maternelle,elle essayait de récupérer l’image avant eux, mais parfois c’est l’un d’entre eux qui la raflait et la brandissait sous son nez gnagnagna, c’est moi qui l’a… vas te faire voir chez les Grecs… Elle se souvenait de sa rage, de son impuissance, elle essayait d’oublier l’humiliation et l’odeur du chocolat sur l’image. Elle n’avait pas été assez maline ni rapide. La prochaine fois ? La prochaine fois la voilà ! La camionnette pleine d’images et de chocolat, rien que pour elle, à l’heure où tous les villageois sont autour de la table en train de manger. Elle questionne timidement le conducteur, qui est aussi le marchand, le donneur plutôt, ils se sont dit bonjour… et lui :- Tu manges du chocolat Poulain, petite ? Ta maman en achète ? Vous êtes beaucoup d’enfants à la maison ? Elle répond Oui Oui Oui ! à toutes les questions. Elle est remontée comme une pendule, elle est prête à dévaliser le camion s’il le veut bien. Mais cela ne se passa pas comme prévu. Elle lui dit qu’elle collectionnait les images, et qu’elle en avait beaucoup trop en double…qu’elles n’étaient pas faciles à échanger dans le village, tout le monde avait les mêmes. L’homme à moustaches sourit. Le ton véhément de Mathilde l’avait un peu interloqué. Il joua la douceur et la fermeté en lui disant qu’il ne pouvait pas donner d’images sans vendre de chocolat, il se douta qu’elle n’avait pas d’argentsur elle pour en acheter, cependant, la voyant dépitée, il ajouta aussi qu’il allait lui offrir le fameux album des chansons de ses vedettes préférées où elle pourrait coller les images qu’elle avait chez elle et en remettre d’autres en mangeant davantage de chocolat. Elle prit l’album avec une joie stupéfiante, se demanda déjà où elle allait le cacher, elle ne voulait le montrer qu’à leur mère. Après tout c’est elle qui achète le chocolat ! Ce serait un secret entre elles. Le secret du Chocolat Poulain. Et elle était prête à céder sa part de chocolat pour récupérer une image, pas celle en double, bien évidemment… Marco adore cette histoire, il se met tantôt à la place de Mathilde, tantôt à la place des frangins devenus suspicieux sur l’absence d’image dans les nouvelles tablettes. Elle avait trouvé la parade : je ne vous ai pas dit; mais l’autre jour j’ai vu le Camion Poulain devant la mairie, le Monsieur m’a dit qu’ils avaient arrêté de mettre des images dans les emballages, ça leur coûtait trop cher, il préfère donner des échantillons de chocolat, mais là, pas de pot, il n’en avait plus, ou ça avait fondu, j’ai pas trop compris… il faisait très chaud…ce jour là… Elle a depuis été estomatiquée d’apprendre qu’à l’image n° 3 correspondait une chanson typiquement colonialiste… Joli chapeau… On la trouve facilement sur internet. Elle est aussi terrible que la pub Y A BON BANANIA aujourd’hui proscrite.

Et puis… et j’allais dire déjà ! L’enfance se fait lointaine comme chantait Serge Reggiani... comme un pays d’où l’on s’en va… ces histoires abracadabrantes qu’on nous raconte … pas si abracadabrantes que cela… Ce sont des histoires qui s’empilent comme des sardines dans une boîte à huile… Lorsqu’on les sort, on les abîme un peu… J’aime bien les écraser sur une tartine beurrée, là aussi, ça remonte à l’enfance, dans ces moments fondateurs où le goût de la vie passe par les papilles et le nez. Proust et sa madeleine me font rire, la madeleine est un luxe pour toi et tu n’as jamais retrouvé le vrai goût de celles que les mères cuisaient. Elles n’avaient pas lu Proust et ne buvaient pas du thé…

Encore un rêve étrange… cette nuit, et personne à qui le raconter, cela me rendrait sans doute ridicule. J’accorde de plus en plus d’importance à la foutraquerie de mes rêves, j’ai l’impression qu’ils me donnent chaque nuit mon bulletin de santé mentale. Il y a des extrêmes comme pour le spectre des psychotropes, d’incisifs à sédatifs. Mes pensées de la nuit m’excitent ou me calment, la plupart du temps elles se remplissent des images récentes mais mélangent les personnages et les époques. Ils sont brefs et ne racontent pas grand chose sauf quelques fois. Et ça me réveille en me pantant tout droit sur mon lit. J’ai du mal à me rendormir quand ça se passe. Mathilde m’a dit qu’elle rêvait beaucoup, et d’enfants, les siens,ou ceux des autres, elle les mélange avec ceux de la génération suivante, toujours elle les protège de quelque chose d’affreux ou de menaçant, cela ne m’étonne pas d’elle, c’est dans son sang. Elle a toujours eu peur pour les enfants.

Alors ce rêve de la baleine immergée dans le lac de Paladru t’a paru d’autant plus saugrenu. Tu es très pragmatique. Une baleine sans eau salée c’est inimaginable. Tu as vu des affiches dans le village, tu n’y a pas prêté attention, mais quelqu’un t’a signalé qu’il s’était déroulé un spectacle, donné deux jours seulement, et que tu l’avais raté de peu.Il y était question d’une baleine qui aurait été la vedette d’une légende locale,peut-être que quelqu’un me la racontera. En attendant mon rêve ressemblait plutôt au film Amélie Poulain…Comme quoi, la consonnance , ça fonctionne dans les circuits cérébraux... »Amélie Poulain grandit isolée des autres enfants car son père, docteur taciturne, lui diagnostique à tort une maladie cardiaque : son père ne la touchait jamais en dehors des examens médicaux, d’où l’emballement de son pouls lorsqu’il le mesurait. Sa mère, tout aussi névrosée que son père est inhibé, meurt alors qu’Amélie est encore jeune, heurtée accidentellement par une touriste québécoise qui avait résolu de se suicider en se jetant du haut de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Son père se renferme alors davantage et dévoue sa vie à la construction maniaque d’un mausolée consacré à sa défunte épouse. Livrée à elle-même, Amélie développe une imagination étonnamment riche. » (Wikipedia). Avant, ce film, j’en étais resté au livre de Joël Vernet Pourquoi dors-tu, Jonas, parmi les jours violents ? poème pour le théâtre, , et plus jeune j’avais été troublé par celle qui avala et recracha Pinocchio le petit menteur en bois. La chasse féroce et sanguinaire à la baleine et les échouages sur des plages ou à l’entrée d’un port m’ont toujours paru des anomalies sur la planète. Rêver d’une baleine gentille et innocente qui musarde avec ses baleinaux autour de plongeurs friqués dans des eaux de plus en plus sauvages me fait douter de leur intelligence relationnelle. Mais au réveil, j’ai bien vu qu’elles avaient de grandes largeurs d’avance sur nous en natation synchronisée. C’est leur voix que j’aime écouter. Je m’achéterai un CD.

La baleine du Lac de Paladru

Et si je me payais un Codicille ?

Tu as noté sur un ticket de bar une expression d’Emmanuelle Pireyre : L’OUBLI DES CARAFES… Encore une incise qui inpire Marco dans l’odeur de l’anisette. Tu nous sers un jaune Marco ? (Oui, Marco a pris de la promo.)

A SUIVRE…

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.