Il revient toujours là. Toujours à ce point là de la Corniche, chaque jour, peu importe l’horaire même s’il préfère l’aube. C’est maladif. Commémoration personnelle. Son rituel. Peu savent encore pourquoi lui, là. À l’époque, période de vacances et lui de permanence. Toujours volontaire pour les astreintes : célibataire casanier et mieux payé ces jours-là. En possession du portable du service pour le week-end, attendre l’appel de l’ingénieur de garde qui indique le chantier urgent, se rendre au dépôt, prendre la machine adéquate et rejoindre les autres membres du service. Lui, conducteur d’engins lourds pour ma ville. Ce dimanche-là, le protocole a volé en éclat. Dans la nuit, coups sourds à la porte : police municipale, s’habiller fissa, et traverser ma ville à toute vitesse, gyrophare et deux-ton activés même si très peu de véhicules à cette heure. Le chef de groupe transmet les directives : prendre le Cat, ensuite on escorte jusque sur la Corniche, on n’en sait pas plus. Non, pas un nouvel attentat, mais on fonce. Le Cat, pas sorti depuis l’hiver quand on remonte les galets pour éviter que la mer les emporte. Le mastodonte jaune démarre, un peu poussif et illumine son escorte avec ses projecteurs. On arrive pas bien vite, bruit de guerre des chenilles dans la ville. D’autres véhicules de police et des services techniques, des collègues et les chefs qui vont avec. Dans le fracas du moteur, un lui hurle de descendre sur la plage, de faire une centaine de mètres, s’agit de la dégager au plus vite. Pas la première fois qu’il conduit un engin la nuit, entre la mer et la ville. La mer ce soir, elle tape un peu. On s’écarte sur son passage. Il se dirige vers une masse sombre, énorme, là en travers de la plage. Il s’approche encore, les projecteurs arrivent sur le sombre. Il reconnaît. Énorme, une baleine, une immense baleine échouée sur la plage. Il lui semble voir la masse trembler. Vivante. Encore un chef : pas le temps d’attendre un camion grue, tu la soulèves et tu la montes sur la promenade dans le trente-huit tonnes qui arrive. La baleine est sur le flanc, c’est son ventre balafré qu’il voit. Il connaît sa machine. On s’écarte autour. Il glisse le godet en douceur sous l’animal. Les collègues l’enchaînent. Il soulève. Il soulève la baleine. Le camion est là. Elle semble trop faible pour bouger. Il va la déposer sur le plateau de la remorque débâchée. Pendant la manœuvre, il voit son œil, il voit un œil de la baleine. Il voit l’œil qui le regarde. Il voit la vie qui quitte cet œil. La carcasse est dans le camion. L’aube pointe. Beau boulot, retour à l’ordre. On évacue la zone. Depuis, il continue son travail, il poursuit sa vie mais depuis cette nuit, depuis cet œil de la baleine, quelque chose de rompu en lui. L’impression d’être toujours regardé, suivi par cet œil. Alors il revient toujours ici, ici où la baleine s’est échouée il y a longtemps. Un groupe de mouettes survole et ricane.