Il s’est débrouillé pour habiter et travailler pas trop loin de là. Dans les espaces verts. C’est calme et régulier, l’entretien des espaces verts. Et on est beaucoup dehors, à l’air libre. De toutes façons, avec une scolarité en dents de scie, il avait vite fait le tour de la question. Mais ce n’est pas tellement ça. C’est plutôt qu’une fois le petit camion déchargé de ses pelles, râteaux, sacs de terre, plants et semences, il reste du temps. Ce n’est pas parce qu’on est célibataire qu’on n’a pas besoin de ce temps-là. Surtout quand on continue de faire un blog qui rappelle la vie du quartier. La vie du quartier, c’est l’enfance, l’adolescence, la cité bâtie à l’écart puis reliée à la ville par la construction de pavillons ; c’est la grande surface qui a changé plusieurs fois de nom, de Mammouth à Auchan en passant par Escale. Parfois les collègues des espaces verts le chambrent. Tu es marié avec ta cité, toi. Et alors ? Ça vous dérange si je passe mon temps à classer des photos, des dates, des lieux puis à les publier sur mon blog-quartier ? Il a commencé par Copains d’avant mais ce n’était pas suffisant. Il avait l’impression d’être limité et de ne pas retrouver ses espaces verts à lui, les petites collines de la cité, la bande de jeunes énervants qui jouaient pour de vrai aux gendarmes et aux voleurs. A vrai dire, il n’était pas de la cité, mais il y était toujours fourré. La bande l’avait adopté parce qu’il était plutôt différent, gentil et plein d’humour. Et que sa famille à lui aussi venait d’ailleurs. Ça rapproche. Les vannes pleuvaient, à ce sujet ; toi le portugais toi le marocain, toi l’algérien, toi avec tes musiques bizarres, tes coiffures, ton accent, ton drôle d’air. Lui il était toujours en train de dessiner des caricatures qui s’étaient retrouvées ensuite dans le petit journal du quartier, entièrement fait à la main et photocopié à la mairie qui donnait de petites subventions à l’association de quartier dont il faisait partie. La bande s’était élargie, avait appris à s’organiser un peu, autour de ses leaders. Ils étaient tous partis en Normandie, pour la première fois, puis dans le sud. Ils avaient participé aux fêtes de quartier, et à ce moment-là tu te souviens c’était le raï et aussi Georges Benson à fond. Et puis il y a eu le drame, un de plus mais surtout celui-là. On n’en parle plus. Les arbres ont poussé sur les petites collines, le bâtiment du drame est caché par les branches Dans le blog l’homme des espaces verts a patiemment regroupé les périodes, les visages. Il a élargi le spectre, fréquentant les sites sérieux comme la BNF, les sites municipaux, le cadastre ; recherchant toujours de nouveaux détails, comparant, rajoutant des extraits de journaux, des affiches, des plans, des circulaires, les photos que les jeunes anciens lui envoyaient. Il a même retrouvé, un jour qu’il donnait un coup de main pour vider la maison où avait vécu un professeur, une valise pleine de photos, un vrai trésor de guerre. Il a repêché les images de la cité au tout début, quand les petites collines étaient encore des monticules tristes, terre rejetée au milieu pour les fondations, dans les années 70. Depuis, les arbres ont bien grandi. Les enfants disent : la petite forêt. Les jeunes ont fait leur vie mais tous restent attachés au quartier, à ses heures joyeuses ou sombres. Ils reviennent ou bien ne sont jamais partis. Sur le blog, en cherchant bien, on trouve une seule photo du jeune soi-disant suicidé : il est dans une barque, grave, face à l’objectif parmi les autres qui rient. Aujourd’hui la cité ressemble à une oasis mais lui, l’homme des espaces verts, n’est plus visible. Il a peut-être pris sa retraite. Le blog est suspendu.