Quelle avait été sa vie, elle n’aurait su le dire. Elle n’était rien, voilà peut-être ce qu’elle aurait pu répondre, si on lui avait posé la question. Ce qu’elle aimait, c’était regarder. Dès qu’il se passait quelque chose à quelque part, elle y était. Elle regardait. D’abord, ce fut le cinéma, puis le théâtre, puis le sport, elle venait au stade, place assise, et elle regardait. Elle ne supportait aucune équipe, n’aurait su dire si elle préférait le drame ou la comédie, ne s’intéressait pas aux histoires que racontaient les gens sur scène, derrière l’écran, sur le terrain, elle les regardait mais sans les écouter, du moins sans s’attacher au sens de ce qu’ils disaient ou criaient ou chantaient, le grain de leur voix, la chaleur d’un timbre, oui, ça l’intéressait, mais les mots, non, ce n’était pas pour les mots qu’elle venait les regarder, ces gens, ces conférenciers, ces humoristes, ces haltérophiles, ces animateurs de jeux télévisés, c’était pour les corps, le petit tremblement des lèvres quand on va dire quelque chose qui compte, le dos qui se voûte lentement, le petit doigt qui bouge à peine, le regard qui se détourne, le muscle qui se tend, le genou qui craque, la veine qui gonfle, la ride naissante au coin de l’œil. À force de les regarder, tous ces gens, elle en était venue à anticiper ces moments où ça coince, c’était son plaisir le plus grand, celui-là, le plus pervers aussi, prédire le trou de mémoire, le claquage, la prise de bec, deviner que derrière ce baiser de cinéma couve dans la vraie vie un conflit et que c’est parce que le joueur est noir que l’arbitre, sans en être conscient lui-même, a sorti le carton rouge. Elle en était venue à tout savoir de la vie de ces comédiens, de ces illusionnistes, de ces politiciens, simplement en les regardant. Elle aurait pu raconter leur histoire dans les moindres détails, si elle avait voulu, mais elle ne voulait pas, ce qu’elle aimait, c’était regarder, seulement regarder, et ce soir-là, elle avait tout de suite compris, elle savait que ça allait se terminer comme ça, elle n’a pas été surprise quand elle a vu l’info, ça ne pouvait se terminer que comme ça, mais quelque chose, ce soir-là, s’est brisé en elle. Elle était spectatrice, elle voyait tout, elle savait tout, elle pénétrait dans la moindre faille qu’ils s’acharnaient à masquer, mais elle n’était que spectatrice, elle n’était pas spectacle. Dès lors, on ne la vit plus sur les plateaux de télévisions, dans les festivals, aux conseils municipaux, dès lors, elle resta chez elle et ne sortit plus. On la retrouva morte, assise sur une chaise, face à son miroir.
je l’aime bien cette regardeuse…
Un regard de trop et tout s’effondre !
Merci pour cette histoire en forme de conte !