#40jours #26 | Claude et Antoine, l’autre histoire

Rembrandt

On n’était pas fait pour le travail de la terre Claude et moi. Il nous fallait la ville. Il fallait voir comment on raillait son allure fine et délicate à mon pauvre Claude, et qu’il mettait des gants pour travailler la terre. Ça les dépassait tous qu’on puisse vouloir garder ses mains douces et blanches. Ses belles-sœurs n’étaient pas les dernières, la Madeleine et la Marie Madeleine, pas chrétiennes pour un sou. Moi on m’appelait le bourgeois, on me disait feignant et dépensier, toujours à rêver de spectacles et dur avec ma mère. Je n’ai jamais connu mon père, il était déjà mort à ma naissance. Mort à 30 ans, comme François le frère de Claude, sous une charrette qui avait versé.
Nous on voyait bien que ce n’était pas la vraie vie celle que nous menions, sales, en guenilles, harassés de fatigue, barbouillés de terre et puants. Quand ceux de la ville arrivaient dans les châteaux pour l’été avec leurs belles voitures, leurs toilettes délicates, leur bonne odeur, ça nous faisait rêver. Il nous fallait la ville, nous la méritions autant qu’eux autres.
Quand la mère de Claude est morte en janvier 78, on a décidé de partir lui et moi. C’était la seule chose qui le retenait Claude, sa Jeanne Marie, sa petite mère. Il était son petit dernier, son préféré tout malingre et chétif comme ils disaient tous. On a décidé de partir pour faire notre vie à la ville. On avait des amis au théâtre, on rêvait de costumes, de maquillage, de belles lumières et de foule qui nous applaudirait. On avait des économies et sa part d’héritage, ça suffirait . On avait déjà presque 40 ans, on n’allait pas mourir dans un trou de campagne en trimant jusqu’à la fin. On est parti en décembre quand il n’y a plus rien à faire dans les vignes, les prés et les champs. Le 7 décembre, c’était calculé. C’est Claude qui l’avait voulu raisonnable et mesuré jusqu’au bout.Tout s’est bien passé au début. On a placé notre argent, on est allé au spectacle. On a vu la fête des lumières, la ville de Lyon étincelante et toute cette dévotion à la vierge Marie. Claude c’était important pour lui la vierge Marie. Il disait qu’elle nous protègerait comme elle protégeait son fils.
Mais ils nous avaient suivi le Léonard et le Guillaume, ses frères, ou bien ils nous avaient fait suivre. C’est sur le bord de la Saône, dans les petites guinguettes près des bains, qu’ils nous ont attaqués et emmenés. Je ne sais pas s’ils avaient l’intention de nous tuer ou si c’est un accident qui est arrivé à Claude. Il s’est noyé ou ils l’ont noyé. J’ai pu fuir, mais lui ils l’ont pris.
Après que voulez-vous, quand tout est perdu on ne raisonne plus ou alors tout de travers. J’ai pensé à l’argent et j’ai pensé à son corps. Je l’aimais, vous savez. Son corps, j’y suis retourné, il était lourd et tout gonflé, je l’ai déshabillé et je l’ai découpé, je ne pouvais pas le porter, il était trop lourd. J’ai porté son tronc dans l’étang du château de Cruzols, je voulais qu’il soit dans un bel endroit au milieu de ceux qu’il admirait qui se promènent en barque l’été quand le soir tombe dans leurs beaux habits. Cela m’a pris des jours et bien des ruses, par Neuville, Saint-Germain au mont-d’or, Chasselay, Lissieu, Civrieux d’Azergues, Lozanne. J’attelais et je portais mes sacs comme si j’allais au moulin. Je n’étais plus moi-même. Quand ils ont retrouvé un bras sur l’île d’Albigny le 21 janvier, puis ses vêtements, je n’avais pas encore fini et ils ont commencé à fouiner par chez moi. J’ai gardé sa tête, sa belle tête que j’aimais tant. Et sa tête, ils ne l’ont jamais trouvée.
Après vous connaissez la suite et cela n’a plus aucune importance. Quand même, tout le monde sait maintenant que je ne l’ai pas tué. La cour d’assises n’a pas retenu ce crime. Savaient-ils que jamais je n’aurais pu le tuer, mon bien-aimé ? Ou bien est-ce la vierge Marie qui leur a soufflé mon innocence ? Je vais payer pour ce que je n’ai pas fait et ses frères garderont l’héritage. Mon seul regret c’est que là-bas où ils m’enverront, je ne verrai plus sa tête, mais personne ne la verra. Je n’avouerai jamais, elle est en lieu sûr dans une cachette connue de nous seuls.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

2 commentaires à propos de “#40jours #26 | Claude et Antoine, l’autre histoire”

  1. la nuit a été drôlement utile, l’enchainement 25 26 est très réussi, (je n’ai pas essayé finalement) et le contraste entre les infos un peu froide de la 25 et l’hyper affectif ici produise un bel ensemble,