Mathilde pense souvent à elle, à Armance qu’elle n’a pas connue. Tout le décor a disparu avec elle , à cette époque on ne laissait guère de traces et les moindres biens étaient prestement accaparés et dispersés par les survivant.e.s. La scène de la maison pillée de Zorba le Grec lui revient en mémoire.
Elle n’est que la petite-fille, il ne lui reste qu’une poignée de photos sépia et un médaillon sur une stèle de cimetière. En fait, non, elle l’a empruntée pour avoir un endroit où lui apporter des fleurs, lui parler, lui poser des questions surtout. Des questions de femmes. Les maris se sont tous remariés, à cette époque le célibat prolongé était mal vu. Il fallait tenir d’aplomb la baraque, s’occuper des enfants pour les faire grandir vite, les rendre autonomes et productifs. Armance les a connus un peu, trois gars, longtemps rivaux. Les a quittés trop tôt…
Le plus jeune se souvient à peine d’elle, il avait pourtant une dizaine d’années quand elle est morte brutalement, une nuit d’épouvante, à la campagne, un récit de plus en plus maigre répété en boucle dans la famille.Il avait fallu aller chercher le docteur dans la nuit, traverser l’obscurité pour aller jusqu’à sa maison dans le village, à cette époque il n’y avait ni téléphone, ni lampadaire. Elle est morte à côté de son piano, la légende dit qu’elle avait son deuxième fils blotti contre elle terrorisé. La chambre fut fermée, vidée, condamnée pendant des années, au moment du remariage, deux années après, la seconde guerre mondiale éclata. Les trois fils furent dispersés après, deux mois d’été dans un orphelinat des postes. Armance ne s’en souvient pas mais dans ses derniers instants, elle s’en est doutée. Elle se savait condamnée. Mathilde conserve une photo du dernier Noël en noir et blanc, son goitre était devenu impressionnant, son regard n’était pas gai. Dans la main de Mathilde il y a une petite cuillère de collection qui lui aurait appartenu. D’autres bricoles encore, issues d’un second partage, et des souvenirs en creux. Un récit inaccessible autrement que par la reconstitution fictive.
On dit de Marco qu’il a l’habitude de pérégriner sans un sou en poche. On le plaint, on l’envie. On se demande ce que sera sa vieillesse lorsqu’il ne pourra plus marcher. Entre son statut de SDF et celui de Saisonnier il prend la route en stop avec des destinations fantaisistes. Il revient volontiers là où les chiens n’aboient pas trop fort ou trop longtemps, il les craint. Ces voyages, oui, ne sont pas tout à fait fantaisistes, il n’est pas grégaire, mais il engage volontiers la conversation avec des inconnu.e.s, il mate un peu les filles, ne les importune pas, plutôt grand frère avec elles et amoureux subliminal, si l’occasion se présente, il leur fait des câlins plus poussés, mais il repart, ça lui évite les illusions et les attachements douloureux, il aime certains paysages, les climats pas trop rudes, mais il est habitué à dormir à la dure et à sauter les repas lorsqu’il n’a rien à se mettre sous la dent. Il ne mendie pas, il a sa dignité et il n’agresse pas les gens, il en tire le meilleur lorsqu’il cherche une opportunité de travail ou d’hébergement un peu plus confortable que sa guitoune de moins en moins étanche et son sac de couchage décathlon. Il a la malice des combines pour s’abriter sur du béton propre, sait franchir des balustrades et des grillages pour rejoindre des squats un peu à lécart des maisons. Il les reconnaît . Ne pas se faire repérer trop vite, garder le smile et la politesse en bandoulière. Il fume un peu le chichon quand il a de quoi le payer, il compte surtout sur la fraternité de la rue, il sait où la chercher, il roule son tabac dans du papier qu’il lèche, mais il aimerait arrêter de fumer, ses bronches le rappellent à l’ordre chaque hiver. Il attrape de grosses crèves et une toux féroce à décorner les boeufs. Il ne doit pas tomber malade, son corps est encore vigoureux et nerveux; il a l’énergie et le muscle pour parcourir de longues distances sous le cagnard ou sous la pluie. Il ne pense pas à la mort lorsqu’il marche.dans sa tête il y a des mélodies , des chansons en anglais dont il ne comprend pas les paroles. Il lui arrive de chanter à tue-tête en riant seul comme un bossu. La bosse de son sac se met à lui peser alors il s’étend dans l’herbe, un brin de paille entre les dents, c’est l’été, il pense à la chanson de Boby Lapointe, Ta Katie t’a quitté que son père aimait et ça le met en joie. Même si l’histoire de la chanson n’a rien à voir avec la sienne. Mais plus personne ne lui refera le coup du couple qui s’installe et de la villa familiale avec ses napperons, ses dimanches au poulet rôti, haricots verts du jardin, pastèque et rosé qui abrutit. C’est ce qu’il dit avec une certaine exagération pour ne rien regretter. Marco voudrait goûter à l’ivresse du grand large même s’il a toujours eu peur de la mer, il préfére les lacs.
Il vient d’arriver au Lac de Paladru. Il décide d’en faire le tour malgré les sections privées, il les contourne et revient au bord de l’eau avec l’allégresse du petit garçon qu’il a été, pataugeant dans la gadoue, il cache son sac sous des buissons et se met torse nu, il se met à crier comme pour la ruée vers l’or, une scène qu’il a vu autrefois à la télé, il n’y a encore personne à cette heure matinale, il en profite, il regarde de loin les pédalos au repos, il a envie d’en piquer un, mais ne le fera pas, il faut qu’il trouve du boulot, d’ici deux jours maxi, il lui reste dix euros en poche et il garde bon moral. Il voyage en solitaire. Nul ne l’oblige à le faire…
Et lorsqu’il arrive sur le parking du super marché fermé, il flaire l’aubaine. Il vient se mettre à l’ombre à proximité de tables et de bancs en fer brun et brûlant soudés au sol, il y installe un morceau de carton pour s’asseoir et se roule une cigarette fine. Il ne lui reste presque plus de tabac, il ramasse plusieurs mégots et les dépiaute méthodiquement. Il n’aime pas faire cela mais à la guerre comme à la guerre, il aura mieux plus tard. Le bain prolongé dans le lac lui a redonné un corps avenant, il a même peigné sa chevelure de rasta en renouant les élastiques colorés pour rassembler ses roots légendaires, il n’a pas coupé ses cheveux depuis au moins dix ans, il pense à Bob Marley son maître à penser, sa chanson Lively Up Yourself le rend un peu nostalgique… Il est mort trop tôt. Marco s’immerge dans ses pensées et ne voit pas l’oiseau tout dodu qui le regarde, juché sur le métal d’un caddie…. Ils se regardent sans broncher , la minute s’allonge délicieusement dans leur colloque de regards silencieux, ils se reconnaissent mais ne se retiennent pas… Ils ont leur route à poursuivre… Marco se sent siffler de plus en plus fort Melody Tempo Harmony…