Les voitures avancent au ralenti dans le carrefour avenue fréquentée et rue de traverse, croisement dangereux: conducteurs foncent musique à fond, tournent sur les chapeaux de roues, ne respectent pas le feu qui, ce matin, n’est qu’un mât aveugle bandé d’une gaine de plastique noir. Frontière de deux communes de banlieue à l’écart des centres que l’on rejoint aux bouts de l’avenue. La chaussée craquelée, éboulée sur trois mètres, les véhicules contournent l’enfoncement, se retrouvent face à face, ça klaxonne ça s’engueule devant la boutique de l’épicier devenu bio il y a quatre ans. Il a couvert ses fruits d’une bâche de coton bleue. Le store, le lambrequin sont abîmés sur la partie proche de l’accident, rouge plus sombre, marque sain bioz à demi effacée, de la matière manque, pend en lambeaux on voit l’ossature. Le bus s’arrête, laisse se faufiler cinq livreurs à moto, la femme qui court aura le temps d’atteindre l’arrêt, elle passe devant la boulangerie levant le bras en guise de salut. Des clientes avec cabas chez le boucher, il cale la rôtissoire à poulets dans les trous que le piétement a creusés sur le trottoir, la rampe d’accès, une chaise près de la caisse : il est prêt dans son tablier blanc comme un drap. Le cafetier jette un seau d’eau sur la terrasse frotte au balai brosse, six habitués lèvent les pieds, rigolent. Des enfants à cartable autour d’adultes casqués poussant un vélo. Les parents pointent de l’index le feu hors d’usage, recommandent prudence redoublée aux gamins qui demandent ce qui s’est passé. Les coiffeurs kabyles ouvrent leur porte vitrée dont les grelots tintent. L’épicier observe les mouvements habituels du quartier à peine déréglés par la curiosité: les traces de ce qui a eu lieu ici la veille, ceux et celles qui passaient juste à ce moment là racontent aux autres, la conductrice affolée sortant juste avant que le feu dévore la bagnole dont il n’est plus restée qu’une carcasse calcinée, six camions de pompiers, les flics, la hauteur des flammes. L’épicier ajoute l’odeur, l’odeur de de cramé, la fumée collante toxique se déposant sur les fruits foutus à jeter tous les cageots dont il espère que l’assurance le dédommagera. Il s’allume une clope accoudé à la barrière de trottoir devant l’entrée de son échoppe, son frère jumeau est celui qui ne fume pas. Il le rejoindra l’après-midi, toujours en forme souriant de bonne humeur. Le jumeau qui ne fume pas à un autre métier parce que l’épicerie bio ne fait pas vivre trois familles, celles des deux fils, et les parents. Les frères inséparables se sont organisés : celui qui fume modernise l’épicerie héritée du père, celui qui ne fume pas s’est mis à son compte. Indépendant, il a toujours voulu l’être. Nettoyeur de scènes de crime c’est les hasards de la vie. Le boulot lui plaît, son aspect psychologique surtout, le jumeau écoute les proches des victimes des suicidés avec patience et douceur: l’empathie est la première compétence d’un nettoyeur de scènes de crime. On ne débarque pas en combinaison blanche chez les gens endeuillés comme pour un coup de propre ordinaire. Il faut du tact, du dialogue, de l’écoute. Le jumeau a toujours été méticuleux, concentré, pas le genre a laisser une trace de sang sous le canapé, des asticots derrière le radiateur sous les lattes du plancher. L’odeur des corps décomposé, l’odeur surtout, songe l’épicier en fumant, de putréfaction, de la merde de tout ce qui fluide sort après la mort. Il attend son jumeau comme il l’attend depuis l’enfance, rentrant dans la boutique pour encaisser les huit oranges à jus achetées par la voisine. À neuf heures les mômes sont en classe, les commerces ouverts, au carrefour on veille à l’accident probable sans le feu de signalisation. L’épicier fume devant la boutique rêvant au jumeau qui nettoie une scène dont il n’a pas voulu parler. Attend l’expert des assurances qui vient de pas loin, dix kilomètres, mais ça bouchonne, lui a-t-il téléphoné, pompiers, police, rues bloquées, étranges ces incendies qui se multiplient dans le secteur. La voiture s’arrête au feu rouge et d’un coup flambe.
plein de petites histoires qui se mélangent. On sent bien l’atmosphère. J’aime beaucoup
Tout en suspens. Le drame d’il y a longtemps, le drame qui arrive, l’incessamment détruit, le drame qui colle au ventre, s’insinue sous l’oeil qui le voit déjà au carrefour, les feux multiples le franc l’artificiel, le feu au coeur, anticipe sur le drame, les réalités se télescopent, comme destinées jumelles _ merci vivement Juliette
grande émotion vraiment
Quelle belle imbrication !
Merci Juliette !