#40jours #24 | à œils noirs

Figure 56 – Le Compteur – photoperso – 20220719_113327

L’étau se resserre. Quand le smartphone t’envoie un message, sonnerie de notification façon décapsuleur. Un double, le même message dupliqué en texto et en courriel.

Votre colis est toujours à votre disposition au point de retrait E.LECLERC Sauveterre // L’AIR DE LA PRESSE. Il ne vous reste plus que quelques jours pour pouvoir le retirer avant le renvoi vers notre entrepôt. 

T’avais oublié, laissé couler. Mais cette fois tu n’attends plus, tu pars chercher le colis. Tant pis si c’est le mauvais jour, la mauvaise heure. Parce qu’il y a du monde. Le parking est plein aux abords des entrées. Les panneaux indicateurs lumineux te le signalent d’un zéro rouge. Tu vas te garer un peu plus loin, un peu trop à ton goût, mais il reste ici une bonne vingtaine de places. Vingt-trois exactement, selon le cadran. Et vingt-deux maintenant que tu viens de te garer. — Ça n’a pourtant l’air de rien ce cadran, ce nombre, chiffres orange et flèche verte. C’est même plutôt pratique. Tu viens pour te garer et à chaque allée, à l’entrée, il y a ce cadran sur un poteau noir pour indiquer le nombre de places disponibles. Des chiffres orange, une flèche verte quand c’est le cas, sinon zéro rouge. Et quand t’es garé, le nombre a changé. Plus un, ou deux si on t’a suivi. Et puis moins un. Ça change assez vite en fonction du flux des véhicules qui entrent et sortent de l’allée, du parking. Ça dépend aussi des allées. Les plus éloignées des portes du centre commercial, de la structure rénovée, restent souvent vides. Mais chaque cadran, les dizaines de cadrans, deux par allées, comptent, décomptent, actualisent. Et c’est pratique. Un zéro rouge et tu passes ton chemin. Lentement quand même. Tu restes à l’affût, au cas où quelqu’un ne s’apprêterait pas à partir, si l’on ne serait pas en train de remplir son coffre ou de ramener un caddie. En tout cas, plus besoin de tourner en rond d’une allée à l’autre, à moins qu’on ne prenne la dernière place avant toi. Le cadran, la flèche verte, tu te gares, moins un et peut-être alors zéro rouge. Ça vient de quoi ? D’un capteur sous la voiture. Un capteur de gestion de parking. Comme un œil noir au sol. Le même genre d’œil que les spots sur les tombes fantômes du parvis de l’église. Mais eux on les voit bien. Eux ils ressortent sur la pierre, le sol écru, sur les plaques d’acier rouillé, et ils brillent et ils éclairent la nuit. Les capteurs de gestion de parking brillent plutôt par leur discrétion, leur effacement. Ils se fondent dans les places de parking. C’est un œil noir au bout du rectangle de goudron. Un œil qui ne brille pas, n’éclaire pas, mais toujours en alerte. Un œil qui capte, qui envoie une onde invisible renvoyée par l’obstacle. Un œil qui capte l’onde qu’il émet. Une façon de s’autocapturer. Et de s’autocompter. Une armée de capteurs qui s’autocomptent. Un peu à la façon des soldats ou des prisonniers en ligne, sous l’ordre du commandant ou du gardien, dans certains films. Mais chaque capteur est aussi son propre ordonnateur. J’envoie l’onde, dans un mouvement perpétuel, en constante diffusion. Si elle me revient, alors je n’existe plus. Moins un sur toute l’allée. Et en même temps, je ne vaux que pour cela. C’est ma fonction. Je n’existe que par soustraction, par défaut. En creux en somme. Et toujours par rapport à l’ensemble des capteurs de l’allée. Toujours en réseau, par addition avec les autres sans lesquels je ne suis rien. Rien sans les autres, rien sans m’effacer devant eux, devant l’ensemble. Parce que c’est ça ma fonction. Le zéro rouge pour cible, absolu d’une existence vouée au néant du groupe. Quand tous les capteurs, sur toutes les lignes, renvoient en une onde folle la somme de leur soustraction à l’ordinateur, ou un serveur quelque part, qui les décompte. Un à un. Parce que je suis seul, unique. Je reste le même d’un capteur à l’autre. C’est toujours la même onde que j’envoie, qui se réfléchit, que je capte à chaque place. Mon onde est légion. Et elle revient une, à chaque place, une à une, à travers mes interconnexions de l’allée, du groupe auquel j’appartiens, dans le réseau du parking, de l’ordinateur ou du serveur auquel je suis relié. En vert et en rouge, en chiffres et en zéro, sur le cadran noir. En un et en zéro, en plus et en moins, dans le réseau, les encablures informatiques, électromagnétiques, sous chaque place à œil noir. En compte et en décompte. Et plus encore. Car je fais, je suis, plus que ce que l’on peut penser, plus que ce que les chiffres verts, la flèche rouge, le zérorange indiquent a minima :

technologies de détection de véhicule (magnétique et radar — algorithme auto-apprenant — niveau optimal de performance — informations de présence d’un véhicule — protocole LoRa® — plateforme d’analyse des données : identification des places libres et occupées en temps réel — comptage des entrées/sorties — gestion des places spécifiques — mesure du temps de stationnement — mesure du taux d’occupation du parking — visualisation en temps réel sur une carte de l’état du parc de stationnement

J’observe, j’étudie le temps et l’espace d’occupation du sol, le parking, ce territoire. Mon territoire. Ma place. Une et multiple. Légion de plaques de goudron. Lignes blanches à œil noir pour un écran large central dans la structure. Pour un nuage virtuel global, quelque part dans le monde. Un cloud en mouvement constant, diffusion perpétuelle. Via la fibre optique, via une technologie de modulation, d’un écran à l’autre, d’un serveur à l’autre de passerelle en passerelle. Par paquets de pays en pays. Pour m’interconnecter à la mode IoT. Pour prendre, distribuer, classer, stocker, concentrer, apprendre, traiter, comparer, croiser, fractionner, analyser, synthétiser, comprendre là-bas ce que j’ai émis, reçu, conservé, transmis d’ici, par paquets. Toute donnée captée, dupliquée par moi. De ce moi par défaut. De cette onde en diffusion perpétuelle dont la confusion active le réseau en me désactivant, zéro rouge en puissance. L’affole même, en attendant le zéro absolu, la pleine puissance du réseau. En espérant l’étalement le plus large et le plus concentré, du spectre de communication en somme. En somme de moi par défaut, par soustraction, en chaque capteur et toute onde obstruée. Moi, dans une architecture en étoile et bandes de fréquences libres couvrant toute la structure comme son champ d’action ou la ville même. L’œil noir, en descendant réel du HAL ou CARL imaginaire, l’œil rougeoyant de 2001, captant enfin sa propre noirceur, totale, une, étalée et concentrée dans le temps et l’espace sur tout le parking bondé, de chaque plaque de goudron entre les lignes blanches. — Même quand tu viens juste chercher un colis à L’Air de la Presse, qu’il n’y a personne ou presque, parce que tu prends le relais, parce que c’est toi l’œil noir, interconnecté et soustrait, c’est toi qui prends, stockes, concentres, apprends, traites, analyses, comprends ou essaies, ce que tu as émis, reçu, conservé, transmis dans un courriel, dans les textos, pour une commande sur Internet, en quelques clics c’était fait la différence, moyennant l’ajout d’un identifiant et d’un mot de passe pour l’inscription, et alors titre, prénom, nom, email, adresse, téléphone mobile, mode de livraison et alors Mondial Relay, mode de paiement et alors numéro de carte de crédit, ce numéro multiple comprenant émetteur de la carte, identifiant de la carte et code d’authenticité, date d’expiration et cryptogramme que tu connais par cœur,

valider et payer

et le petit message à ton vendeur particulier que tu t’amuses aussi à traduire en anglais et en suédois via l’extension Deepl, et va savoir tout ce que ça a vraiment activé le clic final, dans les banques entre la France et la Suède, peut-être via un réseau Extranet ultrasécurisé, et dans les relais du paquet par avion, train, et les véhicules des colistiers ou des facteurs, qui roulent à l’électrique à Sauveterre, et d’abord ton petit vendeur suédois qui t’a gentiment répondu et aura choisi pour l’envoi un ensemble de timbres divers et variés recouvrant entièrement un côté du paquet et obligeant le postier à tamponner bien plus que d’habitude, peut-être étonné lui-même et se prenant à contempler ce drôle de paquet timbré, et les textos et les courriels reçus, oubliés, relancés, une fois, deux fois, la troisième c’est la bonne, avec et sans données mobiles, pour un message dupliqué mais pas commuté parce que ton vieux smartphone de troisième main n’a pas la 4G, avec double sonnerie de harpe, et le smartphone qui s’est allumé, le message qui s’est affiché en partie, et qui a trop vite disparu, mais tu l’as ouvert plutôt sur le grand écran de l’ordinateur, en connexion Ethernet, parce que t’étais juste devant, en train de taper, et le temps de finir la phrase, le bloc-paragraphe, tu filais en voiture chercher le paquet, et t’en auras profité après pour du gasoil à prix coutant à la nouvelle station-service et du pain à la boulangerie des Familles — et tout ce que ça représente ça aussi, ton pistolet à la pompe et ta baguette labellisée, en raffinerie, puits et forages, en minoterie, fermes, labours, transits internationaux de pétrole et de blé, transferts mondiaux d’argent, cours, échanges de contrats honorés, de paroles données, de mots, d’écrits, mais je m’égare —, mais d’abord L’Air de la Presse, la queue pour la vente de magazines, de journaux, pour les jeux à gratter, à cocher, et 230 millions à l’EuroMillions ! pour un colis aussi et tu comprends que ça ne fonctionne pas, qu’elle a beau chercher sur son smartphone, piquer glisser à l’aide d’un stylet sur l’écran, ça ne marche pas, ça ne se connecte pas, elle ne te retrouve pas dans la base, aucun accès, et alors tu fais comment pour récupérer ton paquet, pourtant bel et bien là dans l’arrière-boutique, elle fait comment la libraire ? J’vais le faire à l’ancienne ! donnez-moi votre identité et votre code, j’vais écrire ça sur un carnet. Et tout ça parce que tu as lu, un peu par hasard dans les Inrocks, que Le Volume courbe avait publié

un premier album mystérieux, entre pop songs acoustiques, mélopées obliques, reprise de Nina Simone et sample de Moondog. Un disque atypique étrangement addictif

I killed my best friend

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A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

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