Il quitte l’hôpital et s’engage plein ouest. Dans son dos, il laisse le boulevard urbain et le Rio grande qui descendent en oblique vers le sud-est, la frontière, la Border Highway et le mur d’IPN dressées vers le ciel. Il va vers là où le soleil se couche, bien après le désert. Il traverse le boulevard Tomás Fernández, enjambe l’îlot de séparation et son herbe sèche entre les trottoirs peints en jaune. Des pins parasols nains sont plantés là, certains espacés de quatre à cinq mètres, d’autres, très rapprochés à presque un mètre l’un de l’autre. Il se demande s’ils vont pousser et jusqu’où, quand il sera mort depuis longtemps. Un peu au sud, là où l’îlot de séparation s’élargit, les pins sont déjà haut. A l’ombre d’un arbre, un homme portant chapeau et gilet orange, les deux mains appuyées sur le manche de son balai de cantonnier le regarde. Devant l’homme, sur la chaussée, une brouette pleine d’aiguilles de pin et de feuilles mortes paraît le regarder aussi. Il ne voit ni l’homme ni la brouette. Il a traversé sans savoir que l’homme se demandait pourquoi ce gringo traversait là, où personne ne traverse jamais. De l’autre côté du boulevard, il passe à travers la haute grille de protection. L’homme au chapeau et au râteau se frotte littéralement les yeux et les rouvre juste à temps pour le voir s’éloigner de l’autre côté de la grille, toujours plein ouest. Il travers les tôles ondulées de l’entrepôt de la maquiladora passe entre les tables d’assemblages et ressort sur un parking presque désert, traverse un autre boulevard et une autre maquiladora, un autre boulevard. Autour de chaque bâtiment, les grilles sont coiffées de fil barbelés anti-intrusion à double lames de rasoir. Il passe à travers les grilles. Les hommes adossés aux grilles pour profiter la moindre ombre le regardent passer. Ils ne disent rien. La femme de la sécurité non plus. Tout le monde regarde mais il se déplace comme s’il n’existait pas. Il remonte une longue file d’autobus blanc Transporte de personal, alignés dans la rue. Tout au bout, ce sont des habitations, maisons basses d’un étage. Il marche sur le bitume bien entretenu et suit la rue, tant qu’elle va vers l’ouest. Ici, les arbres sont hauts, les maisons et les portails peints. Les voitures sont garées à l’intérieur, sur des emplacements réservés. Une, deux, parfois trois voitures. Sitôt que la rue oblique, il passe à travers les maison, les jardins, contourne les voitures garées. Les télés passent à cette heure des dessins animés regardés par des enfants obèses buvant un coca et mangeant des chips. Il y a quelques piscines dans les jardins. Il s’y mouille la nuque et continue, le soleil le guide qui s’apprête à se coucher d’ici une paire d’heures continuant d’ici là à tout brûler. Il arrive à l’insitut technologique, passe sur un terrain de base-ball et un terrain de foot pelés et sans lignes. Il entre par la porte est réservée au personnel et circule d’un laboratoire à l’autre. Les étudiants et les profs ne disent rien, se demandant tout de même qui il est. Au-delà, c’est le commissariat fédéral dans lequel il entre. Il passe les portiques qui ne sonnent pas. Policiers et policières l’interpellent, mettent la main à leur pistolet et restent ainsi, le geste suspendu, comme si le film dans lequel ils jouaient s’était arrêté. Il quitte le commissariat par devant, traverse les huit voies de circulation. Il contourne le magasin Firestone par le sud et enchaîne sur le grand terrain vague, sec, avant un nouveau quartier résidentiel. Les maisons sont plus petites, elles n’ont pas d’étage et même si les jardins n’ont pas d’herbe, les arbres dans la rue sont plus petits, elles sont peintes, comme les portails. Les voitures, qu’il contourne, sont garées dans la rue, parallèlement aux façades. Les rues sont orientées Sud-Nord. Il lui faut donc pénétrer les maisons, contourner quand il le peut, sans jamais s’écarter de plus d’un mètre de son axe. Quand il doit entrer, il essaie de ne pas déranger, les télés ou les radios couvrent ses pas, il passe par la cuisine et la porte de la cour. Il est rare qu’il doive passer par une fenêtre. Il l’est moins de devoir écarter le linge suspendu à l’arrière. Dès qu’il le peut, il suit les routes ou les tronçons qui vont à l’ouest. Dans les rues, des bidons vides sont posés là, servant de poubelles. Le tronc des arbres est peint en blanc. Les voitures qui le dépassent ne klaxonnent pas. Il avance. Aux intersections, il passe sous une jungle de fils électriques où des paires de chaussures pendent jusqu’à ce que les lacets, usés par le soleil et le vent cassent. Il passe devant un box de parpaings peints en gris foncé d’où sortent des hommes et des femmes toniques et musclés, plutôt jeunes. Il lit en passant Wod Fit. Training for Life. Cross box. Il se dit que certains n’ont pas assez chaud pour payer pour en suer. Il marche un moment sur la pelouse chiche d’un parc. L’ombre des arbres coupe le feu du soleil. Les bancs le long des allées sont en fer forgés, vert bouteille. Des poubelles métalliques sont réparties entre les arbres. Il n’a rien à y jeter, les poings serrés dans ses poches. Il entre par l’arrière d’un bâtiment, il y pisse sur un christ. Il pisse longuement. En sortant, il passe sans le lire devant le panneau Église apostolique de la foi en Jésus-Christ. A part le Christ, et les quelques chaises alignées face auxquelles il a pissé, rien ne ressemblait moins à une église que cette Apostólica de la fe. Sur son trajet, il passe encore à travers deux églises. A chaque fois il y pisse, ce qui donnera, il ne le sait pas encore, lieu à une enquête car dans la deuxième, une bigote l’a vu faire et a parlé de diable et de sortilèges. Quand il traverse le cimetière municipal, il ne pisse ni ne se recueille. Il marche sur le moins de tombes possible. Arrivé au bout de la ville, les quartiers s’escarpent, les chaussées se creusent, les maisons se désolent, et des christ s’y peignent, entre deux tôles, deux palettes, deux carcasses de voiture. Les boutiques y ont fermé. Il continue à travers des terrains oubliés de Dieu et entre dans des maisons où parfois des sanglots indiquent une présence. La dernière maison qu’il traverse est de parpaings. Une seule pièce est aménagée qu’il franchit en enjambant des matelas posés au sol, une pièce sans chaise, avec un bleuet posé au sol et deux bidons d’eau. Après cette maison, il passe devant un panneau jaune sur lequel est peint en bleu « colonia sol poniente » avec dans le coin haut de droite, en arc de cercle, des bandes bleues comme des rayons de soleil. Colonie du soleil couchant. C’est là qu’il va, vers le soleil couchant. Il traverse un dernier quartier, étroit, serré avec trois temples et une église. Les gens qui bossent prient aussi. Il arrive enfin au bout de la route, là où, après le monticule de vieux pneus il n’y aura plus rien à traverser et il pourra marcher dans la rocaille jusqu’à ce que le soleil l’emporte.
ah ben voilà, maintenant que vous l’écrivez, ça parait tout simple, enfin pas tant, en tout cas c’est réussi, merci ! Très beau texte de surcroit, il m’étonne ce bonhomme qui contourne les voitures mais pas les flics…
Un suicide au soleil en direct, marche forcée sans escorte ni escale, on ne retient pas un homme qui a pris sa décision… mais celui-ci respecte les cimetières et l’emplacement des morts. Peut-être qu’une âme charitable, ou un Christ défroqué y ramènera ses os. En attendant il fait très chaud et personne n’a envie de le suivre,encore moins de le rattraper, il n’y a pas de fontaine de coca cola dans le désert. J’ai appris un mot IPN poutre de mur porteur qui a la forme d’un T en coupe sagittale, une croix sans le repose-tête…