#40jours #21bis | le bouquin du RER B

2666

Elle est en France depuis une dizaine d’années. Elle est actrice, metteuse en scène, performeuse, féministe, sexy, chilienne. Du Chili, elle garde un accent qui fait d’elle une actrice exotique pour les critiques parisiens qui trouvent ça cute et un engagement politique radical qui lui fait mépriser ces critiques factices. Elle navigue entre Paris et le Chili où elle va régulièrement enregistrer les témoignages filmés des survivantes et des survivants de la dictature, torturés dans les prisons. Elle va y chercher aussi le souvenir des morts. Elle travaille à la rage et à la volonté de changer le monde pour le rendre plus juste et égalitaire, plus jouissif aussi, une bonne partie de son travail portant sur la sexualité et la liberté, ce qui, bien évidemment constitue un cocktail politique détonant d’un érotisme troublant et enivrant. Dans le RER B, qu’elle a pris en arrivant de Santiago par le vol Air France AF0401 de 8h00, chargée d’une lourde valise, d’un énorme sac à main et d’un sac à dos où son Mac, ses carnets et quelques bouquins l’alourdissent encore, elle a trouvé une place à côté de laquelle un livre était posé. Un gros livre de la collection Folio. Elle l’a repoussé pour poser son sac à dos, son sac à main et souffler un coup, la tête embrumée du manque de sommeil – elle ne dort jamais en avion – encore au Chili, le coeur et la rage déjà tournés vers une idée de création. Elle est restée un moment, le regard perdu derrière ses lunettes de soleil, entre somnolence et excitation créatrice. Elle a fermé les yeux complètement. Le sommeil l’a saisie, sa tête a basculé, ce qui l’a réveillée en sursaut. Elle s’est redressée, a ajusté sa casquette et pris son sac à dos d’où elle a sorti un carnet A5. Elle a posé le sac à dos en travers de ses jambes comme un pupitre. Elle a fouillé dans son sac à main pour en sortir un stylo-feutre noir et c’est là qu’elle a vu le livre, épais. Elle a posé son sac sur la banquette face à elle et saisi le bouquin. Elle l’a tourné et son coeur a bondi. 2666, de Bolaño dans la traduction française d’Amutio. Elle prend le livre à deux mains, le porte contre sa poitrine où son coeur bat. Elle regarde derrière elle. Qui a pu poser le livre ici? Un ami ou une amie qui savait qu’elle arrivait? La rame est presque vide et elle ne reconnait personne. Comment ce 2666 a-t-il pu se trouver là? Elle n’a lu Bolaño qu’en espagnol. Elle l’adore et pas seulement parce qu’il a fait de la prison au moment du coup d’état. Elle l’adore pour sa manière de dire le mal comme le sexe. Elle l’adore pour sa liberté. Elle l’adore parce qu’elle est chilienne.

Elle commence à feuilleter le livre, en première page, une date, 11 juin 2020, rien d’autre. A l’intérieur, entre les pages 966 et 967, le marque-page d’une librairie de Vienne, en Isère ajoute au mystère du trajet du livre. Elle regarde longuement la couverture, une vanité de trois-quart face regardant vers la droite couronnée de fleurs, une rose, une jaune, trois vertes. Elle tourne le livre 

Roberto Bolaño
Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.
2666
« La littérature constitue un appel fondamentalement dangereux »

Elle lit le texte de quatrième de couverture et retourne le livre. Elle baisse la tête et pose le front sur la couverture. Elle reste comme ça un moment. Puis dépose un baiser sur le front d’os de la vanité. Elle ouvre son carnet et se met à écrire.

« Entre Roissy et Paris.

Je rentre du Chili, Bolaño m’attendait ici. C’est oune miracle. Une journée espéciale. Mon sang porte en moi celui des morts et des torturés de Chile, celui des femmes mortes en couche, des foetus extraits à coups d’aigouilles à tricoter ou de cintres, des femmes mortes sous les coups des leur mec, des femmes et des enfants violés, celui qui coule des yeux des manifestants éborgnés. Que mon sang devienne l’encre avec laquelle je vais écrire, portée par 2666 et la puissance de la mémoire de ses mortes… »

Elle a écrit longtemps, s’arrêtant parfois pour regarder le livre, le caresser, avant d’extraire de ses viscères de nouvelles idées, vaines, radicales et esthétiquement pures.

6 commentaires à propos de “#40jours #21bis | le bouquin du RER B”

  1. Texte magnifiquement réussi !
    Merci pour ce très beau moment de lecture.
    PS : la consigne #21bis est-elle déjà publiée quelque part, ou c’est toi qui l’as inventée ?

  2. « Elle a écrit longtemps, s’arrêtant parfois pour regarder le livre, le caresser, avant d’extraire de ses viscères de nouvelles idées, vaines, radicales et esthétiquement pures. » J’admire la texture de ce portrait qui met en valeur à la fois une femme battante et une lectrice engagée, la librairie de Vienne est peut-être celle des Lucioles où on trouve de la poésie mais aussi ce genre de livre transfrontières. J’aime l’idée d’un cadeau -livre anonyme avec son marque-page laissé volontairement ou par négligence sur un siège de transport en commun, ici avion, ce qui rend le cadeau encore plus haut. La collusion entre le mal et le sexe reste troublante et elle semble l’incarner tout en refoulant ce qui est éthiquement et concrètement condamnable. Peut-on porter longtemps une telle charge virale de colère sur son dos sans dormir un peu mieux, si chaque livre réveille au milieu d’un cauchemar ?

  3. Sacré texte ! On peut tout à fait vivre la scène un peu en quinconce, par contre on ne lit pas par dessus l’épaule de la dame ce qu’elle écrit non, on reste concentré !

  4. Quel beau texte. Mon exemplaire de 2666 m’a happé dans un Emmaüs et s’est imposé sur ma table de nuit. Pour le moment, on cohabite. Merci pour ce moment.