Depuis un moment, on n’avance plus. Tout est bouché. Le chauffeur a ouvert les portes. Le bus est plein comme le sont les bus qui desservent les quartiers pauvres de la ville. Après avoir soufflé, une femme descend et se met à marcher, vite, un sac à dos sur l’épaule, un sac Lidl dans chaque main. Je sens leur lourdeur dans ses épaules et ses trapèzes. Devant moi (elle reste debout) une femme jeune, très jeune berce un bébé du bras gauche et scrolle de l’autre main sur son smartphone. Dans la poussette, devant elle, sa plus grande fille dort. Tout à l’heure, quand je lui aurai cédé ma place et qu’elle l’aura enfin acceptée, elle la réveillera, la prendra sur ses genoux, geignante de sommeil, après avoir couché le petit dans la poussette. En face d’elle, un jeune homme portant un vieux maillot du Barça fait tourner une clé autour de sont doigt, passé dans l’anneau du porte-clé. Il est le seul qui paraît ne pas s’impatienter. Il regarde devant lui, résigné, un tour de clé, serein, un tour de clé, indifférent, un tour de clé, imperturbable, un tour de clé, immobile, un tour de clé, fesses posées contre la vitre. Devant, ça râle. Le chauffeur, après avoir été houspillé est devenu celui dont on attend les informations. Un homme – debout à l’avant – plaisante. Ça agace. Une femme, fatiguée, debout, un sac de courses posé entre ses jambes, sac à main en bandoulière lui dit que ce n’est pas drôle. L’homme rigole et se tait. La tension monte, on la sent. Les passagers aimeraient pouvoir savoir à qui en vouloir pour ce temps suspendu. Les coups de téléphone se multiplient, c’est maman va chercher ta soeur, je suis coincé dans le bus, non, agacée, je suis loin, non, on ne sait pas, souffle, exaspérée, va chercher ta soeur je te dis, allo? c’est moi, je suis coincé dans le C13, tu peux faire manger les enfants? Il y a de la ratatouille dans le frigo, je ne sais pas, non, je te dirai, oui, ça me soule, je te remercie, ça va toi? je suis dans le C13 non j’arriverai en retard, on se trouve où? Y aura qui? Ok, oui, tranquille. Les voix se superposent. Des personnes montent alors que le bus n’a pas bougé depuis plus de dix minutes. C’est long. Les smartphones fonctionnent à plein, Snapchat, Insta, Facebook pour les anciens, Tiktok. A ma droite, un jeune homme est sur Tinder. Il bascule à gauche, ça défile vite. Parfois il s’arrête sur un profil. Toujours une belle nana, cheveux longs, sourire, plastique à filtre, il tente le match. Je me surprends à attendre, sans rien faire. Je ne sors ni livre, ni carnet, mon téléphone est dans la poche droite de mon jean. Je suis maintenant debout, la fille de la jeune femme s’est rendormie sur ses genoux. Elle est toujours sur son téléphone. Et puis le silence se fait. Comme si tous les appels avaient été passés, comme si tout ce qui aurait dû être dit l’avait été. Le silence se fait-il aussi dans les écouteurs? Je regarde ces corps fatigués, les visages flapis, les yeux creusés. Mon regard croise celui du jeune homme en tong, flegmatique. Il me sourit. Un tour de clé.
Scrolle ta vie avec un porte-clé giratoire , ça ira mieux ! Nous dit le jeune homme en descendant du bus… Tranquille…
Vous m’avez appris un mot « scroller », je ne savais pas qu’il existait Merci ! Je ne prends plus le bus trop secouant et déprimant pour les Seniors, on ,n’y voit que des gens qui attendent la suite de leur vie avec lassitude… La marche à pied et le vélo permettent de tracer en brûlant les feux rouges et en évitant les embouteillages, la stagnation mortifère….
J’adore la patience activement résignée que donne ce tour de clef, et cette sensation d’attente veine, vraiment au rendez-vous,
Bonsoir Philippe,
Ici, on sent la pure attente, avec ses fluctuations, ses mouvements d’esprit et de corps. Un seul y échappe, avec son tour de clé…
Merci !