#40jours #19 | Grany Lucila

Comme il en avait marre de culpabiliser, Sébastien avait fini par aller la voir.

« Trois mois et demi », se dit-il dès qu’il aperçut sa grand-mère tournée vers la fenêtre, silhouette filiforme dessinée en contre-jour.

Elle n’avait pas réagi à son petit code musical, ces coups à la porte dont ils avaient convenu depuis l’enfance de Sébastien, quand elle était encore pleine de vie et de malice. 

« Trois mois et demi pour ça.  Je comprends mieux pourquoi j’ai tant attendu. ».  La pensée était dure, et il s’en voulut.  Heureusement qu’il ne l’avait pas prononcée à haute voix.  Et quand bien même : elle n’aurait sans doute rien compris. 

Son visage tourné vers la fenêtre, elle semblait fixer un point connu d’elle seule.  La vue depuis le troisième étage du home n’offrait rien de bien folichon, il faut dire : le parking pour les visiteurs, puis un terrain herbeux vaguement aménagé en parc à chiens.  Justement, une femme y promenait son animal ; point orange de l’imperméable perdu dans ce décor sinistre.

– Bonjour, Grany Prout, fit Sébastien en avançant dans sa direction.

Grany Prout.  Il fut mal à l’aise.  Plus rien désormais ne rattachait la réalité à ce surnom puéril.  Pourtant, il le conservait.  Au cas où cela stimulait son cerveau.  Peut-être pourrait-elle, l’espace d’un instant, se souvenir de lui.  Son petit-fils.  La prunelle de ses yeux.  Son chouchou, bien plus que le frère de Sébastien, le cadet.  Sébastien, premier à naître, avait reçu une attention gourmande, un amour dévorant, absolu.  Sa mère en avait été jalouse ; elle avait mis des années à s’imposer dans cette relation grand-mère/petit-fils pour retrouver la place centrale qu’elle méritait de droit.  Et voilà qu’en quelques années, l’esprit de Grany lui avait joué des tours, puis s’était lentement mais sûrement dégradé.  « Un vrai micmac », aurait-elle lancé, à l’époque.

– Que voulez-vous ? 

Sa voix fluette contrastait avec la sévérité du ton.  Il en fut d’abord heurté, avant de lui trouver du caractère – ce qui était positif.  Sa grand-mère imposait au moins une chose : elle ne voulait pas être dérangée.

– C’est moi, Grany.  C’est Sébastien.

Il franchit les derniers mètres de distance entre elle et lui, quelques pas à peine, assez pour trouver la chambre plus grande que dans ses souvenirs.  L’espace vide l’impressionnait.  Il aurait bien voulu disposer les meubles autrement, réorganiser le lieu de vie de sa grand-mère, lui donner l’impression qu’elle pouvait y trouver un peu de chez elle.  Son ancienne vie, dans sa grande maison à deux étages.  Avant qu’elle ne tombe dans les escaliers et soit clouée définitivement sur sa chaise roulante.  Comment aurait-elle profité de cet espace ?  Elle n’allait pas danser au milieu de la pièce !  Aucun défilé de gala ou de visiteurs pour déambuler chez Lucila.  Sauf le personnel de soins (infirmiers, ergothérapeute, kiné, podologue, coiffeur), à des moments très espacés dans le temps.  Et puis lui, Sébastien.  Il prenait le bus, le métro, et marchait dix bonnes minutes avant de gagner la résidence pour seniors.

– Avec du chou-peur, s’il vous plaît !  Dit-elle soudain en grommelant.

Elle était contrariée ; Sébastien se demanda pourquoi.  Son existence coulait paisiblement ; les jours, certes mornes, ne proposaient aucune mauvaise surprise, ne demandaient aucune responsabilité.  Elle était nourrie, lavée, chauffée, distraite par les infirmières et les fêtes d’anniversaire (lorsqu’on la descendait dans la pièce commune).  On l’avait entourée de photos familiales, de dessins ; ses vêtements préférés attendaient dans la penderie.  Des mots fléchés prenaient la poussière sur la table basse.  Il en rachetait à chacune de ses visites, sachant pertinemment qu’elle n’en ferait aucun usage, et déposait le livret sur la pile des précédents.  C’était sa modeste contribution à la situation.  Il n’y pouvait rien, tout de même !

Il s’assit en face d’elle et lui toucha doucement la main, se forçant à sourire.

Grany Prout le regarda enfin pour la première fois.  Ses yeux manquaient d’assurance, mais il n’étaient pas vides, loin de là.  Fatigués, plutôt, comme délavés ou passés à la moulinette.  Ils disaient la douleur, la désorientation, l’égarement, la panique.  Et l’ennui, aussi.  Surtout l’ennui.  Ecrasant, violent ennui.

Elle le regarda et pendant une fraction de seconde, Sébastien ressentit une incommensurable détresse.  Elle l’implorait.  A sa connaissance, c’était nouveau.

– Du chou-peur.  S’il te plaît.  Vous… apport-unerchou-pleurs.

Sa voix se faisait chevrotante.  Le jeune homme prit peur.  Si elle commençait à pleurer, il se sentirait totalement démuni, bien plus encore qu’à son arrivée.

– Du chou-fleur ?  Tu vas bientôt recevoir ton dernier repas, Grany.  Dans 30 minutes.

(Il calculait toujours son temps de visite pour être interrompu par le service du soir, et éviter ainsi de se morfondre à attendre… pour rien)

– Je veux aller chez papa !

Cette fois, c’était à Sébastien de paniquer.  Intérieurement, bien sûr.  Il ne devait pas montrer son inquiétude à la vieille dame – ce qui avait été sa grand-mère, ce qui devrait encore être sa grand-mère, et dans un sens (même s’il ne voulait pas se l’avouer), ce qui l’était toujours.

Lucila avait peut-être perdu la tête, mais sa sensibilité face aux émotions des autres s’était affinée.  Il fallait rester prudent.  Le petit-fils opta pour le silence.

Il attendit.  Le temps lui parut long.  Elle sembla se calmer.  Le son dilué de l’extérieur leur parvint à tous deux, il le savait, et agit comme un baume.  Certainement pas un réconfort total pour la vieille femme, mais elle ne geignait plus. 

Elle se ratatina un peu sur elle-même ; pas pour contrer une attaque, se dit Sébastien, plutôt pour se remettre dans sa bulle.  C’était sans doute plus simple pour elle.  Et au fond, il n’en savait rien.  Il se trompait sans doute.  Impossible de la déchiffrer, et quand il pensait y arriver, l’instant d’après le détrompait, rabattant toutes les cartes.

Encore 20 minutes, sans doute, avant le souper.  Il n’osait pas regarder son smartphone ; c’aurait été indécent.  20 minutes à la fois très intenses et vaines, occupées à communiquer du vide.

Et le temps continua ainsi, déroulant son plombant chapelet de minutes sur les épaules des deux compagnons d’infortune.  Sébastien se sentirait affreusement vieux, sale, et diminué, contaminé par toutes les odeurs ambiantes – peau, vieux objets, pièce surchauffée, air vicié.  Et Lucila/Grany Prout n’aurait plus pour elle que de rares flatulences pour redorer son blason.  Grand-mère et petit-fils, autrefois soudés par l’amour, à présent réunis par le silence.

Et le temps continuerait ainsi.

Parce qu’il le fallait bien.

***

P.S. à celles et ceux qui tomberaient sur mon texte et l’apprécieraient : tout d’abord merci ! Je ne suis pas content de mon titre.  Pouvez-vous m’aider à en trouver un autre ? Grégory

5 commentaires à propos de “#40jours #19 | Grany Lucila”

  1. Ce texte est formidable, plein d’amour et de sincérité. Merci pour elle et pour tous les petits-fils en rade devant leur grany perdue… Pour le titre je suggérerais quelque chose qui rappelle la connivence passée… Madame Grany L. au fauteuil… ( Je vois le tableau avec ses yeux qui parlent).

  2. ça alors ! J’étais justement en train de découvrir votre dernier article !

    Merci d’avoir pris le temps de me lire jusqu’au bout. Ce texte compte beaucoup pour moi. J’ai hésité à le publier…

  3. Votre texte est extraordinairement beau, terriblement touchant et vrai. Merci pour cette lecture.
    Quand au titre, je ne sais pas bien, mais comme dit Marie Thérèse, avec le mot Grany. J’aime bien la phrase,  » c’est moi Grany « 

  4. Bonjour,
    J’essaie de faire un bon tour et vous rencontre, chez cette grand-mère qui s’efface, c’est touchant,
    En titre je vous propose « au moins une chose »
    Bonne suite