vingt-huit juin
impossible à décrire, je pourrais n’écrire qu’un mot et tout serait dit en ajoutant la date – il n’a pas pu en être autrement – un toponyme de la banlieue de la ville, Babylone tu déconnes chantait Bill – exactement mais cette réalité-là, non – ou alors seulement le jour du départ pour un autre lieu, plus au nord, il n’est pas seul, certainement pas, tout le monde, enfin tout ce monde-là est là et attend – une terreur – je ne continue pas, je devrais au minimum dire qui il est, mais non – ou alors le moment, la date, le lieu – non plus – ses vêtements, ses lunettes et ses cheveux, quelque chose d’obscène tu vois – impossible, indicible sans doute comme on dit souvent – imaginer mais c’est justement impossible, ici et maintenant (je pourrais dire ça s’est passé, ça n’a pas pu ne pas se passer, c’était il y a tant d’années – on ferait le calcul – on aboutirait à la date, ils sont là et ils attendent (plus tard la même attente d’autres qu’eux, plus jeunes, dans des bateaux, le matin, très tôt en août – il y aurait là son fils aîné, vingt ans pour tout bagage) pas tellement plus tard, si tu veux voir, de février à juin, ça ne fait que quatre mois – le calendrier est implacable, indomptable – ce mot, indomptable, me vient de cette chanson de Trénet, elle est de 38, elle fait « vous avez bu / quelle soif indomptable » pourquoi elle, pourquoi là ? – je ne saurais pas te dire – elle rime avec grande table, dans les quatre couplets – intarrissable au 2, puis des ducs des connétables au 3, puis lamentable au dernier – si je dois en passer par là, alors je prends mon élan et je chante – je n’y arriverai jamais – je l’ai chantée, celle-là – c’était a cappella il vaut mieux que je m’échappe, la prof (elle se nommait d’un prénom très peu usité, O.) disait Pierre ta chanson et je montais sur scène – je chantais Amsterdam (tu te souviens de ce que disait Leprest une chanson c’est cinquante pour cent les mains ? voilà c’est ça et c’est tout) – Aznavour en spéciale dédicace à une de mes amies comédiennes Je m’voyais déjà – des souvenirs de cet ordre, oui c’était aussi moi (ça l’est toujours, t’inquiète comme on dit aujourd’hui) mais son attente à lui, non, vraiment je ne peux pas – ces chansons, ces façons de se jeter à l’eau, tu es là, tu attends tu sais ton texte – tu attends, on t’appelle – les autres te regardent, tu sais faire rire, on se connaît, sourire surtout il faut sourire dès l’entrée et saluer, surtout – saluer – la comédie, Perdican et le reste, Créon j’ai beaucoup aimé Créon – le chœur aussi, beaucoup dans Sodome et Gomorrhe – et Bajazet aussi beaucoup (« que parlez-vous madame et d’époux et d’amant ? « ) je peux tout à fait noyer le poisson, comme on dit – le petit poisson articulé qu’il portait dans la poche de poitrine de sa veste, là pour rire – il sourit quand je lui demande pourquoi il le montre comme ça, on dirait aujourd’hui qu’il l’affiche : tu sais quoi ? il sourit – on n’y pense plus – on n’en parle pas – son père, le mien – lors des études de socio il y a avait un séminaire sur le témoignage, j’avais un texte à faire sur cette merveille titrée « Chez nous on n’en parle pas » le sous-titre en était « les vivants et les morts chez les manouches » – à partir des études de cinéma, j’ai toujours parfaitement réussi, j’aimais écrire et ça n’a pas changé – tu vois parler d’autre chose a quelque chose de tellement simple, on oublie – c’est là, moi, je ne le vois pas, je suis (très) bronzé (ainsi que tous les petits enfants, tous, arabes ou pas si tu veux voir) – on remonte de la plage, bientôt il n’en sera plus question mais ça pique un peu la plante des pieds – et si tu mets n’importe qui au soleil un moment, un de l’espèce humaine je veux dire, n’importe qui, il bronzera – très longtemps, il sera noir – le sel s’agrippe à la peau, la tend, une douche (froide) et ce sera bien, ça ira mais c’est là, on n’en parle pas
on est là on s’assoit à regarder le monde, halls de gare ou d’aéroport, abribus stations de métro, on n’y fume plus on écoute on entend on a son casque aux oreilles on se détend ça n’a pas d’importance on rentre du boulot jambes lourdes les clés dans la poche du manteau de la veste du sac on est là on attend, je crois que c’était à Barbés en août quarante et un, un dénommé Pierre Georges, ou colonel Fabien qui pointe directement vers le fils de Vidal (l’un des siens), Morin Edgar – c’est là aussi et tout peut y ramener – quand la rame arrive on se lève on attend on regarde on croise des regards des gens des heures et des heures de vie
on attend toujours enfermé qu'on est dans une espèce d'espoir qui ferait advenir arriver se surprendre - on attend quelque chose quelqu'un un signe un regard un mot - le codicille c'est bien mais ça dévoile et d'abord à soi alors que non - un peu comme l'atelier lui-même une sorte de routine (on y pense, on regarde quand on pourra, on attend un peu - on peut dormir dessus - on revient on y va) - on s'attend à ce que quelque chose d'autre vienne advienne arrive surprenne à la place des on je pourrais poser des je et puis c'est trop tard il n'y a rien à faire c'est écrit on pourrait biffer rayer gommer ajouter et soustraire c'est là on avance à tâtons on regarde à la fin on corrige ou dépose on surnage on repose - hier j'entendais Bernard Noël qui disait avec ce si doux sourire qu'il avait tsais il disait "en principe mes titres ont quinze lettres, par principe oui" - il souriait - cette façon de faire, principe consigne contrainte ça n'en finira donc jamais : mais à un moment, ce serait trop long à lire on s'arrête - puis ça revient - on accueille - ça va comme ça
et on accueille tout ça, on te reconnaît dès les premiers mots, texte et codicille poignants, merci
merci à toi Caro
« je peux tout à fait noyer le poisson, comme on dit – le petit poisson articulé qu’il portait dans la poche de poitrine de sa veste, là pour rire – il sourit quand je lui demande pourquoi il le montre comme ça, on dirait aujourd’hui qu’il l’affiche : tu sais quoi ? il sourit – »
« quand la rame arrive on se lève on attend on regarde on croise des regards des gens des heures et des heures de vie »
» ça n’en finira donc jamais : mais à un moment, ce serait trop long à lire on s’arrête – puis ça revient – on accueille – ça va comme ça » ( dans codicille).
Votre texte me parle avec cette impression de vitesse dans la percussion des membranes mnésiques. C’est bien une histoire d’immersion dans l’attente du pire ou du moins pire et un éloignement par la parole qui continue de nager vers l’oubli. Votre texte est construit comme un labyrinthe de sens à trouver ou de directions à prendre sans que la certitude d’aboutir à quelque chiose de plus explicite. « se jeter à l’eau » n’est pas si facile, même si on joue la comédie. Merci pour cette mise en scène aux voix multiples.
merci à vous (en vrai ce n’est que la même, à divers moments – de voix – pour ne pas dire) (merci encore)
« quelque chose quelqu’un un signe un regard un mot » Merci Piero pour ces offrandes
serviteur, mon prince…
Quelle déambulation baroque, être simplement et à nu dans l’attente, juste pour voir enfin les autres, cette relation au théâtre, mais oui, l’espace public/scénique où chacun incarne Bajazet/Perdican à sa façon ! Belle journée Pierre 🙂 et vive le choeur antique !!!
belle journée aussi à vous/toi je ne sais plus (oui le chœur antique, oui…)
« quand la rame arrive on se lève on attend on regarde on croise des regards des gens des heures et des heures de vie” Par le regard. Dans les yeux on voit. Ne pas dire. Ne faire que dire. Les parenthèses, les chansons, les pièces… Oui tout peut y ramener. Merci Piero.