J’attends à la caisse d’un supermarché. Je veux me convaincre que la file d’attente à côté n’ira pas plus vite. J’observe les gens devant moi. J’essaye d’établir les potentiels ralentissements. Je me dis que la file d’attente à côté ne pourra pas aller plus vite. Je pense que prendre une file d’attente prioritaire comporte un risque. Je ne peux pas négliger ce risque. Je ne suis pas handicapée, je ne suis pas enceinte, je ne suis pas accompagnée d’enfants en bas âge. Je reste dans ma file d’attente. J’espère qu’il n’y aura pas d’incidents : prix manquants, difficultés à trouver la monnaie, problème d’organisation dans le rangement. J’observe les caddies. Je jauge la qualité des produits. J’examine la façon dont les marchandises sont rangées sur le tapis roulant. Je constate que la file à ma droite avance bien plus vite. Je trouve le temps long. J’estime que ça n’avance pas assez vite. Je pense que je perds mon temps. Je n’accepte pas de perdre mon temps. Les autres ont l’air d’accepter. Je dois accepter de laisser filer le temps pendant que je suis dans la file d’attente d’un supermarché. Je le rattraperai. Je suis sûre que le temps perdu se rattrape. Je ne dois pas en plus de perdre mon temps m’angoisser au sujet du temps que je perds. Je dois prendre mon mal en patience, c’est ça qu’on dit. Je me dis que si je sortais mon téléphone, je patienterais plus tranquillement. J’arrêterais de penser que j’attends, que j’ai horreur de ça. J’arrêterais de penser du mal des gens qui savent attendre. Je me dis que si je sors mon téléphone, je serai comme tous les gens imbéciles incapables de rester quelques minutes avec eux-mêmes. Je cèderai à ce divertissement qui nous éloigne de nous-même et du monde. Je ne veux pas céder au divertissement. Je préfère encore ruminer. Je peux analyser ce que les gens achètent pour m’occuper l’esprit. Je peux faire de la sociologie de caddie de supermarché. J’estime que la qualité des produits achetés est médiocre, que le mode d’alimentation est très déséquilibré. Je crains qu’on nous empoisonne. Je me demande ce que l’on peut penser du contenu de mon charriot. Est-ce que les gens examinent les produits achetés par les autres comme je le fais ? Est-ce qu’ils pensent que quand on achète du bio et aucun produit transformé c’est qu’on est paranoïaque et complètement obsédé ? Je m’impatiente. Si je dois passer pour une personne étrange, c’est pire. J’impute la responsabilité de la longueur du temps à la lenteur des gens. Je vérifie s’ils sont capables de prendre des mesures efficaces pour accélérer le mouvement. Je me promets d’être la plus efficace possible quand mon tour viendra pour ne pas participer à la mollesse ambiante. Je me ravise. Je dois être capable d’éprouver la lenteur, d’éprouver ce qu’elle comporte de bien. Je dois pouvoir attendre. Je ne sors pas mon téléphone. Je compte combien de caisses sont ouvertes. Je vérifie qu’il ne pleut pas dehors. Je sors mon téléphone mais c’est juste pour regarder l’heure. Je le range. Je scrute les marchandises installées en bout de caisse. Je me demande combien d’ingrédients de synthèse et de conservateurs ils contiennent. J’aperçois le paquet de sacs en plastique noir. Je me demande si j’ai pris assez de sacs. J’évalue la quantité de mes provisions, je me dis que ça ira. Je dois utiliser le moins de plastique polluant possible. Je vérifie d’un coup d’œil l’avancée des opérations un peu plus haut. Les gens autour de moi n’ont pas l’air d’attendre. Je me donne une contenance pour ne pas avoir l’air d’attendre. Les autres n’attendent pas, j’en suis sûre. Ils ne subissent pas l’attente. Je veux travailler à ne plus subir l’attente, je veux me dissoudre en elle, me laisser aller. Je peux exister à travers l’attente. Je peux être dans l’attente. Je suis donc j’attends. J’attends donc je suis. J’achète à la dernière minute des chewing-gums.
Votre texte se lit d’un souffle et votre attente devient la nôtre! Merci infiniment pour ce texte que j’ai beaucoup aimé !
Merci Héléna !