« Quand j’étais petit je passais l’été au pays, les deux mois, pas moins. On voyageait en train à travers l’Europe. France, Allemagne, Autriche, Italie. Ceux qui allaient le plus loin (les Serbes) s’installaient contre la vitre du compartiment. Les Slovènes qui descendaient en premier se calaient contre la porte coulissante, les Croates sur les places du milieu. Personne n’avait un jour décidé de cette organisation de l’espace, ça s’était fait l’habitude aidant. Trente heures de trajet. La nuit, le jour, l’Europe au dehors, indistincte. Je me rappelle les abords de Venise, la lagune à l’aube, l’arrêt à Mestre qui est presque Venise et ce sentiment étrange d’une bifurcation possible/impossible, d’un voyage réservé aux autres, plus riches et plus libres, moins immigrés que nous. Au bout de trente heures on arrivait à Belgrade, pas beaux à voir. L’oncle nous attendait à la gare centrale. De la capitale nous n’apercevions que les faubourgs. Deux heures de route et nous étions chez nous. Une petite ville sans charme ni distractions. L’été à se baigner dans l’eau verte de la rivière, à bouffer des pastèques dans la cour de la maison et cracher les pépins sur les poules. Dix-neuf étés comme ça. Ce train de nuit je crois qu’il n’existe plus – de nos jours tu prends l’avion à Beauvais et en deux heures tu es rendu. Sans le train l’expérience se perd, le contact aussi, avec les corps, leur sueur, leur blabla, leurs ronflements. Quand j’étais petit je ne tenais pas en place. Je passais une bonne partie du trajet à parcourir le train. Je revois la moquette épaisse des 1ère, les nappes blanches du wagon-restaurant, les toilettes infâmes. Je baissais la vitre pour observer l’épaisseur de la nuit allemande et jouer au bras de fer avec le vent glacé. Dehors il y avait les Alpes, les faubourgs, les champs, les bourgades, les clochers, les entrepôts – toute une Europe endormie. À l’époque je ne voyais pas ce voyage d’été comme un voyage de retour. Plus tard j’ai appris cet instinct des anguilles qui remontent nos rivières et traversent l’Atlantique direction la mer des Sargasses. Toutes les anguilles du monde, un jour ou l’autre, retournent aux Sargasses. Beaucoup meurent en chemin mais le petit nombre qui parvient à destination reproduit le cycle, transmet sa mémoire. Tu crois qu’un jour ils remettront en route les trains de nuit ? »
Bonjour Xavier,
Je le souhaite de tout cœur, le retour du … train de nuit, quelle belle construction du souvenir par retro-anticipation (ça existe donc ?)j’aime beaucoup !
(pour « l’essentiel » toi aussi – et merci – et pour la lecture, moi aussi mais tout lire… enfin) (je fais d’une pierre deux coups) et pour le train de nuit, il y aurait tant et tant et tant à dire… (extra!)
J’ai vraiment aimé rentrer avec toi là où je ne suis jamais allée et ce train de nuit et jour trop long avec ces toilettes infâmes et ses nappes blanches ( je viens de voir le film compartiment n 66 comme un écho) si tu vas à Beauvais prendre un avion arrête toi par ici pour un café c’est la route.
superbes ces souvenirs de voyage. J’aimerais avoir les mêmes.
« Je baissais la vitre pour observer l’épaisseur de la nuit allemande et jouer au bras de fer avec le vent glacé. »
« À l’époque je ne voyais pas ce voyage d’été comme un voyage de retour. Plus tard j’ai appris cet instinct des anguilles qui remontent nos rivières et traversent l’Atlantique direction la mer des Sargasses. »
Votre train de nuit a glissé dans l’Europe furtive, le petit garçon est déjà reparti dans son rêve dont on ne sait s’il est nostalgique ou teinté d’un étonnement à traverser des distances kilométriques aussi disproportionnées par rapport à la longueur d’un train de nuit dont les odeurs de latrines et de lagune peut-être remontent à la mémoire, vécues ou soupçonnées. Quand le « chez nous » d’hier est si loin du « chez soi » d’aujourd’hui, qu’il n’en reste qu’une idée de « train de nuit », le train perpétuel d’une mémoire d’anguilles… Je viens d’apprendre avec vous, que les anguilles longent le train par la voie des eaux, ignorant tout ,elles aussi, des paysages de l’Europe. Votre texte nous aiguille sur ce qu’on ne rattrape pas. La vie glisse trop vite.
Ton texte a fait ressurgir ces trains de nuit dont je ne me souvenais plus, qui s’arrêtaient parfois au milieu de nulle part pendant une heure sans que l’on sache pourquoi. » Cracher les pépins sur les poules » je n’ai pas fait, mais j’aurais aimé. J’ai adoré ton texte !
les autres ont beaucoup dit déjà
juste te dire que je suis passée par là et que j’ai été captivée…
J’aime beaucoup. De cette nostalgie qu’on a envie de cultiver, de ces images qu’on a envie de garder. Dans le rythme d’un train qui ressemble à des battements de coeur. Merci Xavier.
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