Au feu rouge, je pose un pied à terre, un coup d’œil à gauche, en arrière et dans le rétro, tandis que ma jambe droite reste suspendue à l’avant. Immeubles immenses, fenêtres et balcons identiques démultipliés, parkings, des hommes bricolent une voiture. Je me laisse me reposer sur l’appuie-tête, relâche mon bras gauche, le laisse pendouiller, surveille le feu tout en regardant le ciel bleu et les frondaisons qui me laissent échapper un instant à la ville. Un dizaine d’année plus tôt, suite à une erreur d’arrêt de bus, j’avais traversé à pied le quartier de nuit, dans une ambiance de rodéo. Et la route est belle, parfaite pour une course de côte. C’est maintenant la fin de matinée, tout est calme, sauf les gargouillis de mon estomac. Vert, je pousse sur la jambe droite, ramène mon pied gauche, enclenche la pédale automatique, m’élance en prenant soin de démarrer sans écart. Descente de la Duchère, je plonge vers la plaine alluviale depuis ce quartier en cours de renouvellement urbain, aux barres des années 60 les plus emblématiques désamiantées avant d’être dynamitées. Sensations cénesthésiques accentuées dans les courbes et le grand virage. Ensuite, longue ligne droite en descente, sensation de corridor avec un mur qui bouche la vue vers le contre-bas, des voitures qui roulent vite. Puis les rues avec voitures garées tout du long des deux côtés défilent. Corps en tension en appui sur le dos, bras relâchés, regard flottant, développements souples, rythme saccadé, planements. Le flux de la circulation joue de l’accordéon. Passage sous la voie ferrée, ligne droite, goulot de Vaise, carrefours, enfin je peux rejoindre une piste cyclable déserte et me détendre comme dans un hamac, je me laisse reposer à nouveau sur l’appuie-tête, malgré le casque, regard horizontal cette fois. La fraîcheur de la Saône et un léger vent dans le dos m’accompagnent, les reflets des couleurs des façades à la surface de l’eau remplacent le défilé multicolore des carrosseries, quelques péniches habitées me font rêver à ce que serait une vie de batelier. Puis d’autres évocations me viennent à l’esprit, tout du long de cette courbe bleue entre les deux collines. C’est à la Croix-rousse que j’avais vu pour la première fois un vélo couché, en sortant de mon ancien chez moi, il était passé dans la rue comme un ovni. Je ne sais même pas ce que j’avais pu penser. En Suède, j’en avais vu un une autre fois. Un mur de vent m’avait fait faire demi-tour. Juste après je le croisais, il m’avait salué, tout sourire, sans souci pour avancer. Enfin, je pus en discuter à la fin d’une nuit dans les pentes, dans un bar qui accueillait les derniers noctambules. Mon voisin de comptoir m’avait vanté les mérites de cette curiosité, et de l’esperanto. En adopter un fut alors l’évidence. Après ces réminiscences, voici maintenant la traversée furtive de la presqu’île ; besoin de concentration et d’être sur le qui-vive à nouveau : traversée de la Saône, longer les quais où les livres d’occasions et le marché font le bonheur des dimanches matins, changer de voie et tourner à gauche au niveau de Bellecour pour rattraper une bande cyclable, plusieurs arrêts pour laisser traverser tranquillement des piétons, des chiens et leur laisse, feux, long pont sur le Rhône, serrer les dents avec un décalage de la piste vers la gauche, en sandwich entre deux files de voitures, bourdonnement sonore, salutations à Mâche-croûte endormi, au musée des rond-points un vague souvenir de l’incroyable Fosse aux Ours, arrondi plus joyeux du carrousel sur la place Antonin Jutard, remontée du boulevard par la voie partagée avec les bus, à l’ombre agréable des arbres et de leurs variations de lumière. Façade à vitres sans teint de la place du Pont, soubresauts des rails de tramway, ligne droite toujours. Quelques cyclistes aux trajectoires ondoyantes, cagette sur le porte-bagages, flot au ralenti de voitures de l’autre côté, de face, avertissements sonores des bus. Quelques feux. Des exclamations et sourires d’enfants, les seuls à se retourner. Les totems des stations de métro défilent, Saxe-Gambetta, Garibaldi, passage au-dessus des voies ferrées. Enfin avant Sans-Souci virage à droite vers ma petite rue calme de Monplaisir, arrêt, je me lève propulsé par l’élan sur mes deux jambes, et deviens piéton d’un mouvement de jambe pour me dégager de la bôme. Pass électromagnétique, portail qui s’ouvre sur une cour d’immeuble arborée, quelques places de parking pour les voitures, marche jusqu’à la porte d’entrée. Je l’ouvre, la tiens d’un pied, la passe, regarde ma boite aux lettres. Maintenant voici le passage le plus difficile du trajet, le dernier effort. Je prends une grande respiration, j’ouvre la porte du sas des escaliers, bascule le vélo en hauteur, je le soulève et monte d’une traite, sans toucher aucun élément, avec la même attention dans les parties communes que celle qui accompagne les déménagements. Je compte les étages, je passe les virages à double angle droit sans encombre dans une ambiance feutrée de moquette. Mon cœur s’accélère, mes bras et mon dos se crispent. Enfin le bon palier, désert, j’avance dans le couloir, je repose le vélo, j’ouvre ma porte, me glisse dans mon studio, mets la béquille, souffle. Je regarde les toits et le ciel depuis la baie vitrée. Un instant, avec ces quelques cdd, un remplacement qui dure, il me semble vivre le summum de ma carrière professionnelle : pouvoir me déplacer allongé entre différents sites de ma ville, m’y sentir à l’aise, malgré tout le temps pris pour l’apprivoiser.