L’enfant revient de l’école. C’est écrit école primaire garçons mais dans son école il y a aussi des filles, ce n’est pas la même école, il a fallu prendre le bus, mais depuis l’école d’ici, on rentre à pied. Il ne faut pas donner à manger aux poissons rouges, il ne faut pas non plus les attraper, il ne faut pas les embêter parce que sinon le vieux monsieur de la poste va s’énerver, parce ses poissons rouges, c’est toute sa vie, au vieux monsieur de la poste, alors on passe tout droit devant les poissons rouges et devant la poste, on tourne la tête du côté du bistrot, Buffet de la gare, et forcément à côté il y a la gare, même ça aurait pu s’appeler aussi Café de la Poste puisqu’en face il y a la poste avec le vieux monsieur aux poissons rouges mais dans la fontaine devant la gare il n’y a pas de poissons rouges, c’est écrit eau non potable, mais des gens parfois s’arrêtent pour boire et il n’ont pas l’air malades après, alors l’enfant se demande pourquoi c’est écrit eau non potable si on peut la boire et on lui a dit que c’est à cause du chlore qu’ils mettent dans l’eau et aussi parce que ce n’est pas contrôlé mais l’enfant est monté sur le muret devant le parking, il met un pied devant l’autre comme sur un fil tendu dans un cirque, il a les bras écartés et il marche sur le muret et la dame du petit immeuble en face le regarde depuis son balcon, ce n’est pas une méchante dame, elle parle un peu fort et elle fume, mais sinon ça va, elle est gentille, alors l’enfant continue à faire le sac, comme elle lui dit des fois, il joue les acrobates sur le petit muret devant le parking qu’on dit en épi parce que ça fait comme un épi de blé, et à la laiterie, il y a un tracteur parqué, c’est un tracteur vert comme tous les tracteurs ici, un Deutz, c’est celui du paysan qui a mouillé le lait, il vient toujours couler après les autres parce qu’il a mouillé le lait et que c’est un crime de mouiller le lait, alors on ne le laisse pas venir en même temps que les autres, il faut qu’il se débrouille tout seul mais on vient toujours contrôler après, des fois qu’il recommence, mais l’enfant ne comprend ce que ça veut dire, mouiller le lait, parce que le lait de toute façon c’est mouillé et il est arrivé devant les usines, il y en a deux mais les deux sont fermées, la pendule est arrêtée à midi dix et c’est à peu près juste quand on revient de l’école, les usines sont fermées à cause de l’amiante et aussi parce qu’ils ont délocalisé et les gens d’ici, ceux qui travaillaient dans les usines – une ça s’appelait Flückiger mais il ne sait pas trop ce qu’on frabriquait, chez Flückiger, l’enfant ; l’autre, c’était la Brunette, les cigarettes – les ouvriers sont maintenant chez Marlboro ou chez Philip Morris à Neuchâtel mais il y a la sonnerie des barrières qui fait sursauter l’enfant, c’est après la maison avec les vignes, un belle maison, de maître qu’ils appellent cette maison, une maison de maître, même si ce n’est pas un maître qui habite cette maison, c’est un monsieur qui est toujours dans son jardin à tailler sa vigne et de l’autre côté, avant les usines, dans le petit immeuble il y a une femme qui ne parle pas ou alors en faisant des bruits bizarres, c’est une muette et elle balaie devant sa porte où il y a trois escaliers et elle ne dit rien sauf une sorte de bonjour à quoi l’enfant a peur de répondre, alors il va plus vite et à la maison après les usines il y a le gentil moustachu qui dit salut et sa femme à côté qui a l’air très sévère et on continue à marcher, il n’y a plus de trottoir, il faut faire attention aux camions de bois et aux voitures, il y a le grenier aussi, une sorte de cabane où à l’époque on mettait le grain – c’est pour ça qu’on dit grenier – mais aujourd’hui c’est prêt à s’écrouler et un beau jour ils vont arriver avec un bulldozer et tout mettre bas et derrière le grenier on a un verger où va cueillir les cerises et chaque fois se demander si quand on mange des cerises il faut oui ou non cracher les noyaux ou alors tout avaler mais surtout pas boire de l’eau après, surtout de l’eau non potable de la fontaine de la gare mais c’est déjà loin derrière, la fontaine de la gare, il y encore des maisons, une ferme, un stop en bas de la route qui descend, et l’enfant court, il arrive bientôt, il voit déjà le chemin de cailloux et les moutons à Ernest et voilà la grange, elle est là, sa grange, avec dedans le livre d’Amérique.
Un très beau texte à la fois à hauteur d’enfant et à hauteur d’homme.
Le mélange des deux niveaux est un peu étrange et donne tout son charme à ton écriture.
Merci Vincent !