#40jours #18 | Le jour du retour.



Après trois mois passés dans le grand nord, le marathon s’arrête. Ce matin, j’ai mis le réveil à neuf heure au lieu de six depuis quatre vingt dix jours. J’entends les pas dans le couloir de l’hôtel, les valises qui roulent, les portes qui claquent. Pas pour moi ce matin. J’ouvre mes rideaux puis la fenêtre, j’ai le plaisir de sentir qu’il fait beau et chaud. Je prends une grande inspiration. Il m’est arrivé, bien sur, de finir un jour de pluie, les émotions ne sont pas les mêmes. Dans ce cas, je suis pressé, hâte de partir, d’être de l’autre côté, rentré chez moi, rêvant à une transplantation instantanée. Mais par beau temps, c’est tout différent. La douceur m’invite à flâner. Je goûte tous les petits détails qui d’ordinaire filent sous mes yeux, trop occupé que je suis à animer mon personnage de guide. J’ai souvent fait le parallèle entre ce métier et celui de comédien ou de musicien. Dans les trois cas, il s’agit d’entrer sur une scène pour l’occuper, la faire vivre, il s’agit d’amener d’autres gens à vous suivre là ou vous voulez les amener. Des gens qui ne vous connaissent pas et doivent vous faire confiance, qui plus est dans ce cas précis, dans un pays où ils n’ont jamais mis les pieds. C’est une forme d’attention particulière portée tant au groupe qu’à chaque individu qui le compose. Il faut trouver la juste distance qui permettra de voir et comprendre ce qui se passe pour chacun.e tout en restant suffisamment à l’extérieur pour toujours garder la main sur l’ensemble. C’est assez mobilisant et, au bout de quatre vingt dix jours, on se sent éreinté, physiquement et nerveusement d’où la réaction hypertrophiée au soleil ou à la pluie en ce jour de lâcher prise, le jour du retour. C’est aussi pour ça que ce matin, le petit déjeuner à si bon goût. D’ordinaire, je ne descends même pas le prendre. Si je le faisais, je serais instantanément envahi par des dizaines de questions qui me rendraient impossible de « déjeuner en paix » comme dit la chanson. Je connais des collègues qui adorent cela, moi pas. Donc, J’avale un fruit, un œuf et un morceau de pain avec un café à la va vite dans le même pas que nous quittons l’hôtel et j’enchaîne directement sur la journée de voyage. Mais aujourd’hui, je tire lentement la chaise de métal dorée à l’assise de velours bleue vers moi, elle glisse sur la moquette bleue, elle aussi, assortie de motifs aquatiques. A cette heure ci la salle est presque vide, la plupart des départs ont déjà eu lieu. Je déguste l’infinie qualité du silence tout autant que la nourriture. Silence et immobilité. J’ai soudain l’impression d’avoir été projeté dans une dimension parallèle du monde, un peu comme un ralenti dans lequel je me verrai avec autour, le monde qui court et moi qui évolue dans une bulle statique. Tout est visible mais je n’y participe plus ou, plus précisément, je n’y participe plus d’une façon utilitariste. Je n’ai pas de mission à remplir, je ne dois pas faire ceci ou cela, utiliser le réel dans ce sens ou un autre. La seule chose que je vais faire aujourd’hui c’est rentrer chez moi. Un trajet d’un peu plus de trois mille kilomètres mais que je ferai dans un confort absolu car j’ai la chance d’appartenir à cette partie du monde, celle des pays riches, pour qui se déplacer d’un bout à l’autre de la planète n’est qu’une affaire de confort mis au service de l’individu par une technologie de pointe et des outils coûteux. J’achève mon petit déjeuner, j’ai laissé ma valise dans la salle des bagages, je vais la chercher, passe un dernier moment avec Kim le réceptionniste de cet hôtel. Nous nous connaissons depuis plusieurs années maintenant. Il ne se départit jamais de son visage fermé très britannique et nous nous amusons beaucoup tous deux des effets de son flegme sur les clients revêches. « A l’été prochain- se dit on- prends soin de toi.». Une poignée de main, l’autre main sur la poignée de ma valise et je sors du bâtiment. Porte à tambour, la navette d’aéroport arrive juste, un long bus violet, la porte pneumatique s’ouvre, je monte et tends au conducteur un ticket qu’il composte. Je m’assois devant, reflex de guide, mais le bus est quasiment vide. Il démarre et prend le rond point de l’hôtel qu’il quitte à la deuxième sortie pour entrer par une pente douce sur la route à grande vitesse. Je regarde le paysage, les voitures qui passent dans les deux sens, les camions, les motos, les bus. Je viens d’accomplir une boucle d’à peu près quarante mille kilomètres, passant par toutes les routes de Scandinavie et en ce moment j’en effectue le tout dernier tronçon pour cette année. La tour de contrôle de l’aéroport apparaît, le bus quitte la voie rapide et s’arrête devant le hall des départs. L’aéroport d’Oslo n’est pas grand pour un aéroport de capitale mais il est très bien pensé et réalisé avec une majorité de verre de bois et de métal. Il a reçu un prix environnemental. Je ressens le sentiment assez agréable d’être un fantôme, quelque chose de désincarné qui flotte avec plaisir dans le temps et l’espace. La veille encore j’étais terriblement compact, j’étais tout en fonction et la fonction, ce matin s’est évaporée, comme sous l’effet de ce beau soleil de septembre. Je regarde une dernière fois le ciel depuis le sol, je respire une dernière fois l’air de la Norvège et j’entre dans l’aéroport. Ici aussi porte à tambour. A partir de là commence un parcours qui s’achèvera à Lyon. Entre temps, je ne mettrais pas un pieds à l’extérieur, tout se passera, tout se déroulera à l’intérieur des machines et des outils crées par l’être humain pour exercer son contrôle sur le monde. Il y a quelque chose de pratique, bien sur, mais aussi de totalement démesuré là dedans. Une grande quantité de personnes se déplacent dans cette structure de verre de fer et de bois. Ils sont là et moi avec comme dans un environnement naturel mais dans lequel il n’y a absolument rien de naturel. « On » va prendre l’avion, comme d’habitude alors que la réalité est toute autre. Elle est bien plus incroyable, fantastique, extraordinaire : « on » va s’envoler dans le ciel ! J’ai enregistré mon bagage, je passe les contrôles, entre dans la zone internationale. Escaliers, escalators, boutiques, bureaux de change, restaurants, cafés, espaces de repos. J’avance dans cette sorte de ville en m’efforçant au regard de l’enfant : Je vais m’envoler dans le ciel! Je me sens à la fois léger et lourd. Lourd de toute la fatigue accumulée, des galères traversées, des journées de route interminables, des bateaux à cinq heure du matin, des détours, des bonnes et des mauvaises surprises, du vent , de la pluie, de la neige, du manque de sommeil, de l’euphorie du jour arctique qui ne se couche jamais à cette période de l’année et de l’effet électrique qu’il a sur les nerfs. Léger d’avoir traversé tout cela, d’avoir encore réussi une bonne saison, de rentrer chez moi avec des projets d’écriture et de ne me sentir, pour la première fois depuis trois mois, responsable de personne. Pas même de moi, presque, puisqu’il me suffit de suivre l’itinéraire fléché pour, dans quelques heures, arriver à bon port où je verrai apparaître, derrière la vitre des arrivées de l’aéroport Saint Exupery, le visage de ma femme venue m’accueillir comme à chaque retour du grand nord. Il fera nuit en France, à l’heure où j’arriverai. Il n’a pas fait nuit au dessus de moi pendant deux mois. J’ai atteins mon sas d’embarquement, les passagers sont invités a présenter leur boarding pass. Scan du billet et du passeport, sourire aimable des hôtes et hôtesses, boyaux menant à l’avion, accueil de nouveau souriant à l’entrée de l’appareil. J’ai réussi à avoir une place au premier rang, il y a deux fois plus d’espace pour les jambes et on sort vite de l’appareil. Paradoxe du guide qui fait de la claustrophobie. Comme à chaque fois, la poussée est phénoménale, je suis collé au dos de mon fauteuil et, ça y est, nous nous envolons dans le ciel! Je regarde par le hublot la Norvège s’éloigner. Lorsque je reviendrai, le pays aura complètement changé de figure, la neige sera partout et il fera nuit. J’atterrirai directement au cercle polaire sur cette planète si particulière qu’est la Laponie en hiver. Mais pour l’instant, je ferme les yeux, je me laisse bercer par les nuages et file vers mon sweet home, à neuf cent kilomètres heure. Là encore, rien de naturel. Lorsque je pars ainsi en saison, c’est comme si je revêtais une prothèse qui démultipliait mes capacités de déplacement, prothèse composée d’ avions, de trains, de bateaux,de bus, de taxis, de métros. Je rebondis de l’un à l’autre de ces véhicules et parcours ainsi des distances incroyables. Tel matin à Stockholm, le lendemain dans une forêt de Laponie, traverser la mer Baltique et prendre à Helsinki le train pour Saint-Pétersbourg. Tout cela sans arrêt, sans pause, sans pas de côté. On pourrait tourner autour du monde ainsi indéfiniment, certains le font. Mais moi, là, tout de suite, assis dans mon fauteuil d’avion qui me ramène à Lyon, je suis en train de quitter la prothèse. Ce matin au réveil, j’en ai laissé tomber la première couche en écoutant tranquillement les pas pressés dans le couloir de l’hôtel puis en me régalant du seul petit déjeuner véritable de tout l’été. A présent que l’avion amorce sa descente, mes oreilles se bouchent légèrement , j’ai presque complètement quitté la prothèse du monde. Lorsque le dernier morceau sera tombé, je serrerai ma femme dans mes bras et, jusqu’à l’hiver, je resterai chez moi, dans mon bureau, dans mon jardin avec mon chat et mes chiens, sans aucun engin, juste mes pieds sur le chemin.

A propos de Laurent Peyronnet

Depuis une vingtaine d’années, je partage mon temps entre le nord de la Scandinavie et la région lyonnaise où je réside. Je passe environ cinq mois sur douze sur les routes de Laponie ou j’exerce le métier de guide touristique et le reste du temps, j’essaye d’écrire. J’ai publié trois romans jeunesse, quelques nouvelles et contes. Je fais aussi un peu de musique et de dessin. Je n’ai pas de site internet mais vous trouverez l’actualité de mes romans jeunesse sur la page Facebook : "Magnus saga" J'anime également de façon intermittente la chaine Youtube « Quelque chose à vous lire » ; vous y trouverez actuellement une soixantaine de lectures vidéos dont : Raymond Carver ; Bob Dylan ; Joyce Carol Oates ; Selma Lagerlöf... et plus modestement, quelques uns de mes textes.

Un commentaire à propos de “#40jours #18 | Le jour du retour.”

  1. Quel grand soulagement et quel plaisir de rentrer chez soi.
    Merci pour ton beau texte autobiographique !