Je reviens à la maison. À la sortie du village de Tournon Saint-Martin, dans l’Indre. Après avoir fait les courses avec ma grand-mère maternelle, Denise, c’est le rituel de la matinée chaque été pendant les vacances de mon enfance. Ma sœur nous accompagne. Est-ce qu’on se tient la main, je ne m’en souviens plus. Je ne crois pas me souvenir que cela se déroule tous les jours mais au moins deux à trois fois la semaine. Le retour du village est aussi long que l’aller. Nous empruntons le même trottoir, mélange de sable et de touffes d’herbes. Je reviens sur place après tout ce temps. Tout a changé. C’est un retour sur le passé, sur les chemins de l’enfance. Sur la place de l’Église, il y a le boucher, ma grand-mère discute avec lui pendant qu’il découpe et prépare les morceaux de viandes que nous mangerons le midi même (onglet, steak, bavette) avec les haricots du jardin. Je crois que l’expression tailler une bavette vient de cette habituel bavardage des bouchers. Le temps passé chez ce boucher, je m’en souviens encore. Toutes les histoires qu’il racontait, les commérages sur les villageois. Je le revois ouvrir la chambre froide dans le fond de sa boutique, la buée qui s’en échappe, les carcasses qu’on voit dans l’entrebâillement de la porte, silhouettes sanguinolentes pendues à leur crochet. Une chaise en osier à l’entrée pour les vieilles qui fatiguent à rester debout. Il avait toujours un mot pour nous. Mais ce qu’il nous disait, je ne m’en souviens pas. En sortant on filait à la boulangerie qui faisait l’angle de la rue. Puis on rendait visite à Line dans son café de la rue Grande. La devanture lambrissée avec sa porte fenêtre entourée d’une fenêtre à petits carreaux de part et d’autre de l’entrée. La porte restait toujours ouverte. Quand on entrait il y avait cette odeur si particulière du café. Ça sentait le renfermé et les vapeurs d’alcool. La lumière de la rue s’arrêtait aux premières tables de l’entrée, au pied du lourd comptoir en bois massif. Le fond du café, aucun client n’y allait, c’était la cuisine. Nous avions parfois le privilège d’y aller. Je retrouve ce mot dans le passage de Laisse venir où j’évoque Tournon-Saint-Martin. « La devanture en bois de l’ancien Café des sports. Les lettres de son enseigne, à peine si l’on en perçoit encore la forme et leurs traces. Ce café a toujours été sombre, à l’ancienne. Frais, petit carrelage identique à celui du couloir chez mes grands-parents. c’était le café de la cousine de ma grand-mère maternelle, qui nous offrait à boire quand on y entrait parfois. un étrange privilège. Être chez soi dans un lieu public, fréquenté par des habitués qui ne vous connaissent pas ». Les vieux au comptoir nous saluaient d’une voix monocorde, du haut de leur tabouret de bar. Ils n’en bougeaient pas pendant des heures. On aurait des ombres. On ne restait pas très longtemps, juste le temps de dire bonjour. Ma grand-mère devait rentrer préparer le repas du midi. Mon grand-père restait travailler dans son jardin. Les horaires des repas étaient scrupuleusement respectés dans cette famille. On refaisait donc le chemin à l’envers, reprenant en sens inverse le kilomètre et demi qui nous séparait de la maison, depuis la place du village, empruntant la rue Grande qui se transformait en route du Blanc (route départementale 950, anciennement route nationale 750) en sortant du cœur du village. Je reviens sur place. Je refais ce chemin à l’envers. Le passé se dérobe sous mes pas, dans ce lent périple à rebours, les souvenirs m’échappent comme des grains de sable dans un sablier. Je vois le temps filer, les souvenirs disparaître. Ce ne sont que des sensations fugitives qui s’effacent aussi vite qu’elles apparaissent. J’ai l’impression que tout le village est à vendre ou laissé à l’abandon. Pourtant certains magasins existent toujours. Certaines maisons en pierre de taille sont achetées pour être retapées. Il y a désormais une médiathèque dans le village. C’est une petite maison en fond de cour dans le centre-ville. À l’époque il n’y avait déjà plus beaucoup de commerces au cœur du village. Il restait la Poste, le boulanger, la pharmacie, un médecin il me semble, le magasin de chaussures Celerain, le garage Renault, le salon de coiffure. Lui, il est toujours là. Seuls les propriétaires changent de têtes. En sortant du village, il faut suivre une ligne toute droite, de chaque côté de la route une grappe de maisons toutes différentes les unes des autres. « La taille des trottoirs de sable que nous empruntions avec ma sœur pour aller faire les courses au village, chaque jour. Route du Blanc. Leur changement de taille et ce que l’on voyait, à droite, à gauche ». Ma grand-mère nous racontait des anecdotes amusantes ou indiscrètes sur la vie de tous les propriétaires, leurs origines, leurs lointaines parentés. Je n’en ai malheureusement gardé aucun souvenir précis. Tout est si ancien. Si je reviens sur place, est-ce que les souvenirs remonteront à la surface en traversant simplement ce paysage, en marchant sur le trottoir de sable jusqu’à la maison, qui n’est plus celle de mes grands-parents depuis bien longtemps ? Ils lui avaient donné pour nom : le grain de sable. Je me rappelle soudain que ce nom provenait du lieu-dit où la maison est située, les sables, à l’endroit d’une ancienne carrière. « Une forme de joie incompréhensible de retrouver cette maison où j’ai passé mes étés et de voir, après la traversée du village désert, qu’elle est habitée. Des personnes que je ne connais pas travaillent à l’agrandir, à la modifier, à la transformer, bref elle est encore en vie ». Je reviens à la maison, même si ce n’est plus ma maison depuis longtemps. La maison de mon enfance, une part de moi se trouve toujours là-bas, et chaque fois que j’y retourne, j’essaie de la retrouver, mais chaque fois la mémoire vacille, se fragilise et s’effrite. Je reviens à la maison, mais c’est une maison de sable.
C’est magnifique, cette épaisseur des choses et du temps, toutes ces présences que tu convoques ici.
Oh merci beaucoup Xavier, très touché. Je voulais créer deux retours à la maison, celui de mes souvenirs d’enfant et celui d’aujourd’hui mais je crois que par manque de temps, ils se sont mêlés l’un à l’autre. Il faudrait que je revienne sur ce texte, comme il faut que je retourne sur ce lieu de l’enfance.