C’était toujours le même rituel. On sortait du lycée vers 16 ou 17 heures, sans précipitation, en traînant même un peu le pas, pour rallonger ces moments de répit où le temps semblait nous appartenir, et retarder le retour à nos solitudes. Les paroles fusaient entre nous trois, prenaient le temps de la contradiction ou de l’approbation. Le monde se reconstruisait plus grand, plus beau, plus fort, et nous nous sentions plus vivantes encore. On parlait philosophie, matière que nous venions de découvrir avec une prof formidable qui nous poussait à penser par nous-mêmes, et l’on ne s’en privait pas. On remontait la rue Rouget de Lisle de ce pas qui aurait pu nous faire réaliser du sur place, tellement peu pressées de rentrer chez nous, on argumentait, confrontait nos perceptions, tentions de comprendre ce que l’on cherchait à nous inculquer et soucieuses de conserver notre libre arbitre, nous n’étions pas toujours d’accord mais n’aurions pour rien au monde renoncé à ces échanges. Au bout de la rue, l’une bifurquait à gauche et nous poursuivions à deux les échanges qui n’en finissaient jamais. À l’angle de la préfecture, sur la place Jean-Jaurès, nous parlions toujours de musique, de littérature, de Dieu ou de son absence, toujours de ces choses essentielles, de celles qui nous font grandir. Puis l’une de nous deux se mettait à scruter le panneau accroché légèrement en hauteur sur des murs du bâtiment, près de la sculpture d’un petit ange joufflu, et à le lire avec une attention sérieuse jusqu’à ce que notre attitude, tête levée et concentrée, incite un passant à faire de même et prendre ainsi connaissance de l’inscription. Le fou rire suivait et nous pouvions nous séparer. Ensuite se poursuivait le retour jusque chez moi avec la provision de rires frais qui aideraient à traverser la soirée. L’itinéraire ne variait pas : traversée de la rue Charles De Gaulle, marche sur le trottoir du côté des commerces, bar, restaurant, pharmacie, magasin d’instruments de musique avec coup d’œil jeté sur les guitares en vitrine, pâtisserie renommée de la ville, bureau de tabac-presse où je lisais les gros titres des journaux mis en évidence, traversée de la rue Marengo, cinéma avec ses affiches à rêves, boutiques dont je n’ai plus le souvenir à part celle d’un coiffeur où allait ma mère, bijouterie et d’autres oubliées ; arrivée place Jacquard pleine de voitures stationnées alors qu’aujourd’hui c’est une place pour le marché et les ballons et trottinettes des enfants. S’ensuivait le trajet qui remontait jusqu’à l’immeuble où j’habitais. Longue rue sans intérêt, sans commerce, simplement de longs murs à longer : patronage Saint Joseph avec chapelle intégrée, boulevard à traverser, passer sous le pont du chemin de fer, murs, immeubles, rien d’attrayant, peu de piétons, juste des véhicules qui remontaient la rue, puis le groupe scolaire maternelle et élémentaire du Petit Coin et la longue chaîne d’immeubles construits à la fin des années soixante, vers lesquels je levais la tête pour repérer la fenêtre de ma chambre en pignon, d’où j’avais une vue superbe sur la ville. Je traversais le parking et pénétrais dans le hall, appelais l’ascenseur et posais le doigt sur le 5. Le fou rire s’était évanoui depuis longtemps et je prenais le visage opaque d’une jeune fille rentrant du lycée avec des soucis pleins la tête et du travail à faire pour me réfugier dans ma chambre. Là, le regard portant loin, je me laissais envahir par le songe.
Un retour chez toi plein de douce nostalgie…
Merci, Solange, pour cet agréable moment de lecture !
Une belle nostalgie. De celle qu’on se plaît à cultiver pour ne pas oublier nos rêves. Merci pour ce beau texte.
Merci pour ces jeunes filles et leurs fous rires, c’est beau.