« 3 juil. 22 – dimanche.
Envie de rien. Dès le premier pied gauche posé. Et la journée a été réussie : j’ai rien fait. Presque rien.
En fait, j’ai dû aller chercher le pain ce matin (il en restait pour midi, mais ce soir, et demain matin surtout… partir travailler le ventre vide, impensable !), aller mettre du carburant dans la voiture (sinon pour me rendre à la structure … ; c’est enfin passé sous les 2 euros le litre, mais ça va pas durer), et j’en ai profité pour acheter dans le magasin un bidon d’huile minérale moteur diesel 15w40 — mais pourquoi on note tout ça ? y a-t-il vraiment des gens que ça intéresse ? et qui en plus comprennent vraiment de quoi il retourne techniquement ? ou bien c’est du pur langage de marketing comme quand les enfants nous invente un menu avec des noms de plats ni étrange ni inquiétant mais on y pense ? et si ça se trouve, moi qui achète ça comme un ignorant, l’huile d’olive rance des vacances en Corse, qui a coûté bien cher le litre, et que je vais finir par jeter, ça pourrait faire l’affaire… Et puis je suis rentré. Et là — et le là ça signale le moment où j’ai fait quelque chose qui fait que je n’ai pas rien fait absolument de ma journée, qui fait le presque, parce que chercher le pain, mettre du gasoil, faire une course (et pourtant je voulais pas… !) —, en rentrant, va savoir pourquoi, j’ai été étonné de prendre le chemin que je prends habituellement pour rentrer. Pas tout le chemin — encore que, maintenant que je viens de sélectionner, je vais me poser la question sur tout le trajet du retour… c’est couru d’avance, mais tenons bon pour le moment —, juste le temps de rejoindre la grande route : juste la petite route derrière le grand magasin.
Je prends toujours par cette petite route. Toujours pour rentrer, et souvent même pour me rendre ailleurs dans Sauveterre. « Mais qu’est-ce qu’elle a au fond, et c’est même pas un raccourci pour rentrer ? » Et je me suis dis ça en m’y engageant, au moment où j’ai tourné dans le nouveau rond-point qui mène à la station, entre les terrains vagues où pousseront de nouvelles structures commerciales, et le joli jardin-potager de la maison de plus en plus isolée, encerclée (il y avait une benne grise et rouillée juste à côté de la clôture, on aurait pu croire qu’elle se trouvait dans le jardin) —, c’est là le là du presque rien (ça peut se dire comme ça ? — de toute façon on s’en fiche, qui veux-tu qui te lises ?). J’ai tourné à droite, pris la route surélevée par rapport au parking, en contrebas, que je traversais avant les travaux (avec ses nids-de-poule et le virage sec dans la levée finale, même que je devais donner un coup de rein pour que ça monte !), et me suis retrouvé devant une colline, un grand champ d’orge blond, des vignes un peu plus haut qui ont bien poussé, des palisses, un bois, quelques toits et un long muret (domaine de Dizdedon ?), et il faisait beau. Voilà. Ça doit être pour ça que je prends cette petite route : pour ça, que je vais longer tout le long de la route, avec quelques arbres en brodure : ça, le petit chemin qui sent la noisette, comme dit la chanson — surtout si au lieu de prendre à droite pour rentrer je prends à gauche et remonte le chemin du Puits Neuf, sa route étroite entre les bâtisses, son virage vert, boisé, et les vieux pârs à poules, à lapins ou gorets, envahis par la végétation et transformé en boîte aux lettres (ça fait longtemps que j’y suis pas allé là).
Mais, la noisette… faut le dire vite. Ça reste une route d’arrière-cuisine de grand magasin. D’un côté, la campagne, la nature, de l’air ; de l’autre : la zone. Les gros camions aussi doivent l’emprunter, vu les trous et le déchaussement de la berne. Les grands jours de pluie, il y a un endroit où la route disparaît. Et puis cette grande plaque en fonte mal calée, qui claque à chaque fois. Et ce cul de magasin : c’est pas aussi léché qu’à l’entrée, la nouvelle toute blanche, évoquant une série de toits de maisons — mais aussi une dentition de requin —, c’est plutôt mal torché : le crépi noir, par coulées, des premiers bâtiments ; la rangée de poubelles le long d’un muret en tôle ondulée, le compresseur de cartons bleu, la tas de palettes rouges, les bouts de carton et de papier sur le béton, les transpalettes sous un appentis, les papiers autour des poubelles, sur la route ; la camionnette blanche garée après les poubelles, sans trop se serrer, un tube sur la galerie qui faisait penser à un bazooka. Et après, tout le fourbis le long de la structure ondulée du magasin principal, derrière le muret noir et le grillage : de palettes, de chariots, de Caddies, de caisses et cageots, de carton, de bois, de plastique, de palettes enrubannées, scotchées, agrafées, bouteilles d’eau, appareils ménagers, des parpaings isolés, dispersés, des pots de fleurs, un congélateur, des câbles au sol, des sacs de terreau, des tas de cartons, des big bag, une benne pleine, les poteaux de la clôture rouillés, l’escalier en spirale, la rambarde de métal en hauteur, l’ouverture dans la structure, RÉSERVE 5, etc. Et puis la rangée de petits pavillons et de jardins, le vieux garage au milieu, et en face la murette du cimetière, où l’on descendait de voiture avec un bouquet fuchsia, et le fleuriste où je tourne, pour quelques mètres entre les serres et la murette aux herbes folles (des boutons d’or ?). Et alors, elle est où la noisette ? ça sent quoi maintenant le petit chemin ? — La caserne des pompiers, le logement de fonction crépi rose, et en face la chambre funéraire en blanc, gris mauve et parme (mais je confonds peut-être avec le cabinet de l’autre folle).
Voilà, j’ai rejoint la route passante. Plus rien à voir. Plus rien à faire. En plus c’est la grande allée de tilleuls avec un autre salon funéraire et la gendarmerie en face, dans le trou, et le fleuriste qui t’attend en haut, au carrefour. Ça change ! Bref ! tu rentres et t’y fais même pas gaffe. Ça tombait bien : envie de rien ! »