17h15. Réglée comme du papier à musique, elle sort de chez elle, des sacs remplis de victuailles à la main. Croquettes pour Ptiroux, pâté dilué pour Grand’mère, semoule de riz pour Gollum. C’est qu’elle les connaît, ses brigands. Marchant en claudiquant les quelques mètres qui la séparent du carrefour, le point de rendez-vous des initiés, elle est concentrée. Ses chéris ne vont pas tarder. Elle devine du coin de l’œil que Grand’mère est déjà prête, gémissant d’impatience, et que Gollum doit attendre sous une voiture. Il ne tardera pas à la suivre, comme tous les jours. Un voisin la repère de loin et la salue d’un bras levé, elle lui répond en souriant. Elle est la dame aux chats du quartier et elle en est fière.
« Sale pédé ». Elle bipe les articles du jeune homme qui parade, entouré de sa bande. On la dévore des yeux, on détaille son look, son visage androgyne. L’ambiguïté les met mal à l’aise. Elle, bouillonnante, déjà mal dans sa peau, est en pleine transition, et la prise d’hormones lui fait un mal de chien. Cet assaut est la goutte d’eau d’un océan d’intolérance ordinaire. Elle ne sait pas encore comment elle pourra gérer tout ça. Elle n’a qu’une envie : se précipiter à la réserve et pleurer un bon coup. Mais elle ne peut pas quitter sa caisse, et elle scanne, scanne les articles défilant sur le tapis roulant, comme autant d’inconnus dont il faudra se méfier au gré des rencontres de sa vie.
Bonheur d’arriver dans l’établissement avant ses enseignants, avant même la concierge. Munie de son trousseau de clés, elle ouvre la grille puis arpente les couloirs de son école. Ses talons claquent dans le silence et il fait bon humer ce moment de la journée, avant l’ouverture officielle. Elle repère un tag obscène sur une affiche de sensibilisation de la cause LGBTQIA+. Voilà une nouvelle mission qui m’attend, se dit-elle. L’ouverture d’esprit est une affaire de tous les instants. Elle essaie de rester vigilante à l’évolution des comportements. Mais avant cela, la paperasse l’attend. Elle soupire.
Elle est totalement dépassée. Tenant la poussette d’une main, son sac de provisions de l’autre, elle a plaqué son portable dans son voile pour pouvoir converser en même temps avec l’amie qui ira sans doute chercher la petite à l’école. Les portes automatiques s’ouvrent et Nassim se déverse dans le wagon, sautillant allègrement entre les gens et s’accaparant une place qu’une vieille dame convoitait. Elle sent directement les regards pointés sur elle, tous ces jugements hâtifs. Une Musulmane qui vient nous importuner avec son enfant mal élevé. Ils ne se rendent pas compte de l’intensité de ses journées. Elle est totalement dépassée.
Phénix, en voilà un rôle de superhéroïne qui va casser les codes ! Elle est fière d’appartenir à une superproduction inclusive. Quel beau pied-de-nez à l’industrie ! Et pendant qu’on la maquille avant la big scène, elle se demande pourquoi son mascara ne la met pas mieux en valeur.
On lui tousse dans la figure. Heureusement qu’elle porte le masque de protection, protocole de vigueur. Bientôt, elle le sait, sa fraise va balayer la dentition et les éclaboussures humidifieront sa tunique. Et pendant que l’haleine repoussante transpercera son tissu buccal, le patient subira l’intervention en silence, gémira ou l’invectivera. Les reproches de mal faire son boulot, les injures, c’est déjà arrivé. « C’est bien parce que vous êtes jolie », lui ânonne-t-on alors. Ben voyons, la phrase vaguement sexiste, aujourd’hui. « Merci », s’entend-elle répondre par principe.
Ticket de transport ? Merci. Ticket de transport ? Merci. Le rythme est régulier, presque robotique. Elle ne change pas de ton, répète invariablement ces mêmes mots, poinçonne et avance dans le compartiment suivant. Parfois, elle rencontre des voyageurs récalcitrants. Elle essuie les protestations avec flegme. Elle s’est déjà fait insulter. Elle continue. Elle siffle le départ du train comme le début d’une course cycliste. Son béret lui donne fière allure.
On l’appelle Madame Pipi, cela lui convient. Bien obligé. Ses yeux fatigués passent sur les gens sans les voir. On attend d’elle cette invisibilité, elle le sait aussi. Question de pudeur, elle suppose. Ne vous fiez pas aux apparences : sous ses dehors désincarnés, elle voit tout, entend tout. Elle attend sur sa chaise, feint de lire son magazine, un œil scrutant les déambulations dans le hall du cinéma, l’autre vers les toilettes. Entre deux chasses d’eau et les odeurs de Javel, on passe devant sa table, lorgnant sur le montant à débourser. On craint qu’elle refuse de rendre la monnaie. On s’alarme presque qu’elle nous dise au revoir. Sa voix est rêche. Au fond de vous-mêmes, vous lui êtes reconnaissants.
Bonjour Grégory
Voilà trois portraits de femmes très réalistes !
Merci.