##40 jours #17 | Halles aux elle

Figure 43 – Les Halles, place du marché – Google Earth en street view, juin 2021 – copie d’écran 13/07/2022

C’est la cohue dans les halles. Elle est toujours là, au coin de l’entrée. Son petit stand de légumes. Il y en a beaucoup moins que l’autre producteur, en face derrière la poissonnerie, ou celui qui fait l’angle plus haut, ou la petite négociante dehors. Mais elle a encore de l’aillet, elle. Cette année j’en ai fait plein ! Elle va et vient derrière ses trois tables de légumes. Elle revient prendre un sac en plastique blanc dans un carton et glisse dedans un bouquet de persil, de la mâche, une ou deux frisées, des épinards. Pour peser, c’est avec une grande balance de cuisine, plateau en bambou. La monnaie c’est dans les grandes poches de son tablier, les billets d’un côté, les pièces de l’autre, en vrac. Allez-y servez-vous ! vous me donnerez le tout à la fin.

Pardon, j’vous réveille… elle repose le bras sur le lit, referme le brassard autour du bras, écarte doucement le tube de la perfusion, appuie sur le bouton, le brassard gonfle, c’est juste pour les constantes… elle sort un calepin et un stylo de la poche de sa blouse rose, note quelque chose, les range, accroche la poche de perfusion posée sur la table au pied à sérum, branche le tube au robinet, tourne sa tête bleue, vérifie en tâtonnant que le cathéter est bien en place, et ça va ça vous fait pas mal… ? elle ressort le calepin et le stylo, observe le l’écran, note les chiffres, les range, elle renverse la main, pose deux doigts sur le bord du poignet, le recouvre de sa main chaude, rendormez-vous j’repasse plus tard… elle s’en va, devient une ombre dans la lumière jaune du couloir, referme doucement la porte qui grince.

La sonnette grésille. Elle soupire, les mains sur les hanches. Elle laisse le chariot là, retourne à la boutique, (Non, s’attendront !) fait demi-tour, termine de sortir les plaques de pains et de baguettes du four et de remplir le chariot à glissière. Sous la lumière bleue du néon, elle y voit mal. Le chariot plein, elle le tire en reculant, sa roulette folle le freine et le déporte. La sonnette grésille. Ça cogne. Voilà, j’arrive ! Et toujours cette petite marche dans l’ombre, à passer, qui la fait froncer, grimacer. Le chariot s’ébranle. Elle le laisse là, juste derrière la porte, et apparaît dans le cadre s’essuyant les mains à son tablier. Le carillon de la porte. Elle sourit. Une voiture passe.

Les gens vont et viennent dans la galerie marchande, les Caddies tremblants. Dans un local qui ne semble pas avoir de plafond d’où la lumière tombe comme un voile d’ombre, elle leur tourne le dos. En veste souple noire et jupe à carreaux Vichy noir et blanc, tennis blancs, on la voit jouer du coude devant une grande planche à repasser bleue à potence. Le cordon du fer en suspension danse, au rythme des machines à laver ronronnant dans le réduit illuminé qui lui fait face. Madame, s’il vous plaît, c’est pour un colis. 

Elle essuie ses verres de lunettes, les remets sur son nez, passe ses doigts derrière ses oreilles pour y glisser les mèches de cheveux gris, réajuste de la main son chignon, prend trois ou quatre livres, rapproche leurs tranches de son visage, et va les ranger au fond, près du mur, ici et là dans l’étagère, revient au chariot, prend trois ou quatre autres livres, lit leurs tranches, et passe de l’autre côté de l’étagère, revient au chariot et le fait avancer de quelques mètres dans le coin des journaux. Ça fait un bruit de casserole.

caisse hors service d’un côté comme de l’autre, la queue aux caisses rapides, en carte ou en espèces ? elle désigne du doigt la petite caisse dédiée aux cartes, en retrait, jean moulant bleu clair, tennis blancs, rose, gris, liseré cuivré sur le talon, t-shirt à pois orange aux couleurs de l’enseigne sur le Tour de France, couette haute, une attelle noire au poignet droit, le ruban vert et blanc de la clef des caisses pend, par carte ou espèces ? elle va d’un côté, de l’autre, colle la clef dorée sur l’aimant, pastille argentée, de la caisse, tape deux ou trois fois sur l’écran, revient au centre, fait un tour sur elle-même, elle piétine, elle bégaie, carte ou espèces ?

Dans le food-truck, t-shirt noir et tablier blanc, cheveux attachés, en chignon. Il y en a une de dos, la plus forte, qui prépare la pâte. L’autre, côté ouvert, dispose les ingrédients sur les pâtes. Un casque noir et un micro discret devant sa bouche elle répond au téléphone en piochant dans des bacs en inox, sort les pizzas du four, les met de côté au-dessus sur la pointe des pieds, enfourne les pizzas, part cherche un bac sous le plan de travail de l’autre côté, bouscule la collègue qui rajoute de la farine à la volée. Bonsoir… j’viens pour la commande. — J’suis à vous tout de suite… c’était quoi ? — Une grande pouêt-pouêt.

Elle ne s’assoit jamais vraiment. Ou alors sur le rebord du bureau, de temps en temps. Mais elle ne se repose pas. Elle piétine devant le tableau, elle s’étire pour écrire le plus haut qu’elle peut, en levant les pieds en fin de ligne, qui imperceptiblement montait, montait. Et elle reprend enfin plus bas, la ligne dessous. Elle parle et elle écrit au tableau, vite. Derrière, les trente-huit ne suivent pas le rythme. Elle ne lâche pas le sien. De temps en temps une pause, le rebord du bureau. Et elle observe la classe, le front haut, l’œil vif. Et elle l’appelle, lui là-bas, au lieu de ricaner. Qui monte sur l’estrade, qui attrape la craie au vol. Elle lui dicte le problème de probabilités. Il écrit tout en haut du troisième volet du tableau, coude largement replié. Alors ? permutation ? combinaison ?

TIREZ — Bonjour, c’est pour une contre-visite. — Oui vous aviez rendez-vous ? Seule sa tête dépasse du comptoir, un assez haut bloc gris, une vitre en plexiglass, un ancien distributeur à cacahuètes rouge rempli de bonbons Kréma, ouvert sur le dessus. Les cheveux châtains lisses mi-longs, ses yeux oscillent sur un écran invisible, tombent sur le clavier qu’elle tape — mais c’est peut-être son collègue à côté. La carte grise et la clé ? Dans son dos, un grand placard gris à portes coulissantes, la niche à fond noir de l’imprimante qui zinzinule. Elle se retourne, bascule et glisse vers l’arrière, chope la feuille presque sans la regarder.

Monsieur ! Un gilet bleu marine par-dessus une chemisette blanche, une lanière tour de cou au bout de laquelle pend un badge à son nom. L’accueil tout sourire derrière une vitre en plexiglass. Votre carte et une pièce d’identité s’il vous plaît Monsieur. Profil de trois-quarts, la tête tournée vers l’écran suspendu par un bras articulé, chromé, qui ressort de sa banque d’accueil blanche. On l’entend cliquer. Deux petits boutons blancs et brillants sur le lobe de l’oreille, des barrettes noires dégagent les tempes, font ressortir la frange. Elle prend la liasse de billets sous la vitre, les dispose un à un côte à côte en effectuant le compte à voix haute. C’est bien ça Monsieur ? Elle range les billets sous le comptoir et remet en échange le document prédécoupé qui sort d’un petit copieur. La case à remplir là et une signature s’il vous plaît Monsieur. Elle déchire le document en deux. Derrière elle, sur le mur, une femme très mince, grand sourire, en jean et haut gris, les bras en l’air pour tenir l’icône d’une carte géante.

Dans sa robe à fleurs, nuances de vert et de bleu, elle traverse la route, la place, avec une grade assiette dans chaque main, une autre en équilibre sur l’avant-bras. Elle sert madame. Elle sert monsieur. La jeune fille. Elle retourne à la crêperie en pressant le pas, revient avec la dernière assiette. Elle esquive le bac à fleurs sur le trottoir, traverse la route pavée, la place, les poteaux et la marche pour monter sur la terrasse. Un groupe vient d’arriver. Il reste une place au soleil. Elle se retire dans un local vide juste à côté, en ressort avec un pied de parasol blanc à bout de bras qu’elle apporte à petits pas au pied de la table, corps et visage tendus. Elle retourne chercher le parasol, le fiche dans le pied, l’ouvre et le fixe. Pousse le parasol péniblement pour ajuster l’ombre. Et voilà ! Vous prendrez bien un apéritif ?

Elles portent une salopette en jean bleu foncé pour tablier, un masque bleu ciel leur couvre le nez et la bouche. Madame on vous sert ? Elles vont et viennent derrière les vitrines de pain, sandwichs, viennoiseries, chocolats, gâteaux. Elles s’esquivent, se gênent. Vous la voulez tranchée ? Elle se pressent à la caisse, tapent sur un écran digital, le montant apparaît sur le petit écran de la machine CashPro5 où il faut enfourner les pièces, les billets où la carte. Monsieur c’est à nous. Les deux jeunes cheveux attachés aux pains, aux gâteaux, c’est l’heure de pointe, la petite dans le local du four, à sortir les pains du chariot, à remplir le bac. Monsieur c’est à nous ? Parfois, l’une d’elles se retrouve devant la trancheuse qui lance son espèce de rythmique house.

La petite lampe dans le creux de l’oreille, elle observe, scrute en changeant d’œil, la main gauche maintient la tête. Allez y a rien de signifiant là-dedans descendez c’est sûrement des vertiges positionnels j’vous mets entre les mains de mon collègue pour un peu de rééducation vestibulaire. Elle fait le tour du bureau, s’assoit devant son écran et commence à cliquer. Carte Vitale… Elle la glisse quelque part sous le bureau. En arrière-plan sur le mur, un poster, la coupe d’un hominidé imaginaire dont on voit tous les oranges colorés. Soudain, poings serrés, elle secoue violemment les bras en levant les yeux au ciel. Et cette foutue machine que ça s’ouvre pas les pages… !

Vers midi, elle commence à ranger les caisses vides et quelques-unes pleines dans le coffre de l’utilitaire. C’est plus facile qu’en arrivant à cinq heures et demie, mais elle boîte plus maintenant, se déhanche. Elle s’est encore garée trop loin. Et les trois tables à replier, moins maniables avec le temps, de plus en plus lourdes. Elle force pour les caler correctement dans le coffre. On s’approche pour savoir s’il ne lui resterait pas… Non, j’ai tout rangé ! Et de toute façon y en a plus. L’aillet c’est fini !

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).