Depuis Lille, elle adorait écouter Radio 21, et goûter les sonorités exotiques des communes qui composent Bruxelles : Anderlecht, Ixelles, Etterbeek, Evere, Ganshoren, Koekelberg, Molenbeek, ou Brussel bien sûr, Brusssssssel. Le nom de Schaerbeek notamment, siège de la RTBF, était martelé toutes les heures, et elle avait fini par se construire une image mentale, vaguement érotique, de cette ville, portes recouvertes de fer forgé végétal, grands arbres centenaires, briques chaleureuses et plafonds nécessairement hauts. Ouvert sur un chuchotement, « Schaerbeek » semblait le seuil suspendu d’une infinité de possibles, « K », un ailleurs à une demi-heure de TGV, « Schaerbeek », « Schaerbeek ».
Quand, 20 ans plus tard, elle avait eu soudain l’impulsion d’aller étouffer une énième trahison amoureuse dans un ailleurs pas trop lointain, la pensée ancienne avait ressuscité : « Schaerbeek ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Télécharger l’appli Airbnb, taper les lettres de la commune, merde j’ai oublié le « C », afficher les résultats en mode plan, s’aviser du gigantesque parc de Josaphat et, tout proche : « Appartement d’écrivain », écarquiller les yeux devant la photo au filtre orangé représentant des bibliothèques garnies, une cheminée, une table et une chaise parfaitement neutres, laisser son cœur bondir dans sa poitrine et cliquer sur : « réserver ».
Plus le jour du voyage approchait, plus elle doutait de la pertinence de cette impulsion ou, plutôt, plus elle ressentait une pression pénible sur ses épaules, pourtant pas spécialement frêles : qu’allait-elle bien pouvoir bien écrire de vraiment essentiel dans cet endroit ? Elle laissait ses plus jolies fringues s’entasser dans la panière, tardait à réserver le train, prenait un retard fou sur le boulot alimentaire qui aurait dû justement en libérer, de ce temps libre de pure création : c’était le compte rendu du dernier CHSCT (comité-d’hygiène-de-sécurité-des-conditions-de-travail) d’une boîte pharmaceutique à partir d’un enregistrement audio, toujours les mêmes histoires, dépassement des horaires, troubles musculo-squelettiques et vagues odeurs d’harcèlement sexuel (« Le nom des personnes sera ôté du compte rendu pour ne pas compromettre la bonne ambiance au travail »). Compte rendu synthétique, on ne garde que les infos essentielles de tout ce galimatias, surtout les réponses du DRH hein, de toute façon les syndicalistes, ils éructent et se parlent les uns sur les autres, avec un français pas très correct au demeurant, elle a arrêté de les écouter au casque, elle avait trop l’impression de se faire elle-même engueuler. Et il faut tellement reformuler, tellement reformuler.
Et ce qui devait arriver arriva. Elle finit par partir, avec son ordinateur, son casque audio et un vague survêtement, et passa trois jours pleins à « finir » la rédaction du CHSCT sur la minuscule table de la cuisine du Airbnb, qui n’était pas sur les photos du site au demeurant. Elle ne pouvait pas s’asseoir au bureau du salon orange — ce n’était donc pas un filtre. Elle sortit pour aller s’acheter d’énormes chaussettes au supermarché du coin, elle avait tellement froid.
Etant Bruxelloise, je suis sensible à votre jolie évocation de Bruxelles et ses différentes communes. Quant à l’image « vaguement érotique » de Bruxelles, je serais curieuse d’en apprendre plus…
Ahah merci, il s’agit d’un souvenir personnel que j’ai de la radio 21, cette façon qu’avaient les animateurs de l’époque de faire résonner le K en fin du nom « Schaerbeek », et l’accent de Bruxelles en général que j’ai toujours beaucoup aimé.
Surtout qu’il faut prononcer Skarbéék et pas Skarbèk, Molen’béék et pas Molènbèk ;)) Mais pourquoi image érotique ?
Moi qui suis si loin de votre région, je rentre dans un intérieur en marchant dans vos mots. Merci.
Merci surtout à vous de votre lecture ^^