Parfois je rêve qu’on me jette en prison. Je suis victime d’une injustice, seuls les vrais les gens qui comptent le savent, mais ce qui compte dans ce rêve, c’est que je suis coupé de tout et que je suis enfin tranquille pour écrire, lire, lire, écrire encore. Dans ce rêve, une pensée plutôt, un film que je me repasse – je parlerais bien de cinéma mental mais je ne suis pas, je le jure, le tueur sur la route, il est en prison lui-aussi – dans ce rêve, je ne m’arrête pas d’écrire et ce qui sort de ma plume – parce que j’écris à la main d’un beau stylo plume en nacre noir offert par un surveillant attentionné – ce qui sort de ma plume n’a jamais été lu ailleurs. Les gens que j’aime me plaignent dehors mais je les rassure, je suis en train d’écrire quelque chose de grand, quelque chose qui me dépasse et qui nous dépasse tous.
Il y aussi ma maison de campagne. Un cottage que j’ai loué pour quelques mois à la pointe sud de Belle-Île dans le Connemara au sud de la Pennsylvanie. Il y a un signe étrange peint sur ma porte comme sur la maison, elle appartenait à Peter Mickelsson. Les locaux me regardent d’un drôle d’œil parce que dans ce film-là je ne m’inquiète de rien, je flâne comme je le voudrais, je traîne comme un Jean-Pierre Marielle et tout glisse sur moi, et là-aussi mes doigts s’agitent sur le clavier sans s’arrêter, je travaille la nuit dans mon cottage parce que la journée je me balade, je ne suis jamais fatigué, je ne suis jamais impatient, je ne pense pas aux factures ou aux courses à faire.
Je remplis de grands carnets sans m’arrêter, d’une écriture limpide que n’importe qui sera capable de lire dans cinquante ans. Il n’y a pas un carnet que je n’ai pas terminé et chacun des passages que j’ai écrit ici sur le quai d’une gare, là dans un club enfumé. Chacun des passages est le début d’un livre que j’aurais aimé lire, parfois un passage essentiel, fondateur, d’une œuvre gigogne qui par ses ramifications devient un tout vertigineux car il pose la question, la question qui me hantera toute ma vie, là, dans ces jolis carnets noircis, un par semaine. Dans ce film-là, ils sont mon lieu-menti.
Quand j’arrêterai de mentir, je retournerai traîner au café sans écrire la moindre ligne, je parlerai ivre d’une idée formidable d’histoire que j’oublierai dans l’heure ou qui me paraitrai bien fade le lendemain matin. J’écrirai ce qui me tient vraiment à cœur sur mon téléphone pendant le décollage d’un avion low-cost, écrire pour conjurer la catastrophe, je passerai des heures à réfléchir dans mon bureau à des concepts austères qui feront de bons sujets de reportage, écrire sous le regard mauvais de ma bibliothèque qui menace de céder. Je me plaindrai, je grognerai, je me disputerai et enfin à force de lâcher prise -on parle de travail mais la clé est peut-être là, comme on le dit si bien dans les séminaires de bien-être au travail- à force de lâcher prise j’oublierai les carnets, les dizaines de carnets commencés, jamais terminés, les brouillons illisibles, mon casier vierge et mes tickets de carte bleue, et enfin l’éclaircie, enfin le glissement, enfin le début d’une histoire que j’aurais aimé lire un jour et qui m’emporterait.
Très beau cette idée de lieux-mentis, ça raisonne fort pour moi les choses que l’on se raconte à soi-même sur l’écriture, merci à ce texte d’avoir abordé ça, et surtout de cette manière là, avec ce début qui accroche directement : « parfois je rêve qu’on me jette en prison »
Merci Line, ton commentaire me touche beaucoup, heureux que le texte te parle !
À bientôt