Ma ville d’étudiante est bien différente de celle d’aujourd’hui. Je n’avais pas de maison à moi, je passais mes journées dans la rue ou dans les cafés quand je séchais les cours. Mon café habituel était celui qui se trouvait tout près de la chambre que j’occupais à l’époque et d’où me chassait le regard fermé de la logeuse au bout de son aspirateur. Je fuyais donc vers le café Mourisca, qui existe encore, bien que défiguré, donnant sur la grande avenue qui divise la ville en deux à partir du fleuve en passant par le Marquês de Pombal (le marquis, comme on l’appelle, pour abréger). J’y ouvrais mon grand cahier à couverture noire sur lequel j’annotais le passage des jours. Ce journal m’avait été prescrit par une professeure de littérature qui, effrayée par mes fautes de portugais, n’y était pas allée par quatre chemins : « Écrivez tous les jours, mais ne faites pas comme Fernando Pessoa ». Obéissante, je suis d’abord allée voir ce que faisait Fernando Pessoa et j’ai découvert que son « journal » consistait à écrire quelques mots brefs sur des agendas qui lui avaient été offerts par les maisons commerciales pour lesquelles il travaillait. J’ai appris qu’il détestait les orages et qu’il empruntait souvent de l’argent. Lui aussi arpentait la ville à la recherche d’un endroit pour écrire, probablement chassé des chambres qu’il occupait par des logeuses tout aussi hargneuses que la mienne. Il l’a trouvé sur la Praça do Comércio, dans un café qui préserve vide, pour les touristes et les curieux, la table où il avait l’habitude d’écrire. Vers huit heures du matin, mon café vivait son effervescence habituelle, avec l’afflux des employés de bureau qui venaient profiter de quelques instants de liberté avant de s’enfermer dans leurs boites hostiles, comme celle que quelques années plus tard j’ai connue et dont je suis vite partie pour ne plus revenir. De la table à la fenêtre où je prenais place, je voyais les bus orange qui s’arrêtaient en file indienne de l’autre côté de l’avenue tout en me demandant s’il valait le coup d’aller en prendre un pour assister au cours de syntaxe ou de latin que j’avais ce matin-là. De ce quartier général, qui était mon ancre, mon domicile social et mon port d’abri, je vagabondais d’un endroit à l’autre, là où on permettait notre présence (on était trois ou quatre à partager cette vie errante) pendant plusieurs heures d’affilée, parfois une journée entière. Les esplanades comme celle du Campo Grande avec son lac et ses bateaux à rames que l’on louait pour quelques sous pendant les pauses étaient nos lieux préférés quand les beaux jours arrivaient, l’hiver, on envahissait le grand café de Campo de Ourique, qui réservait pour les étudiants une petite salle sombre au premier étage, de sorte que l’on se retrouvait tous là, nos livres ouverts sur les tables, en silence, sans autre distraction possible qu’une fenêtre étroite qui donnait sur une rue grise, les week-ends, on montait à la terrasse chancelante du troisième étage de ce restaurant d’Algés d’où on regardait le fleuve et son monde interdit de voiliers et bateaux de plaisance. Et tant d’autres lieux encore ! La ville était mon territoire de déambulation, d’apprentissage, de rencontres, de protestation quand on sortait dans la rue à la recherche d’un avenir commun, de réflexions que j’annotais dans le grand cahier noir où les écarts linguistiques devenaient moindres et qui, faute de propos, tranquillement s’éteignait au fil des jours.
j’ai glissé dans cette évocation qui prend une puissance énorme avec les noms propres, on te suit complètement
et cette présence soudaine de Pessoa au milieu dont on sait qu’il n’aimait pas les orages ! je l’avais retenu
me promener encore avec toi dans ces lieux… et je partage avec toi cette vision de la ville comme lieu d’apprentissage, de révolte, de réclamation et d’émancipation
Oh, Françoise, merci ! Tu l’as décrite beaucoup mieux que moi dans ton commentaire !
Helena, même si on ne se connaît pas beaucoup, j’ai l’impression que ce texte est tellement toi !
Merci mille fois !
Commentaires croisés ! J’étais précisément en train d’écrire sur ton texte de la proposition 15 que j’admire.
Oui, à force d’écrire on se forge une espèce de voix, ce qui est à la fois réconfortant et angoissant. En tout cas, merci infiniment de l’avoir remarqué ! Cela me donne à réfléchir.
Merci Helena, quelle douceur. Merci.
Oh, merci beaucoup, Romain !