Tu serais ici pour traduire en 2022 la matière des choses anciennes. Tu serais installé au bar de l’hôtel Moskva parce que de tous les lieux possibles – et ils sont rares dans la ville si souvent détruite – ce bar te semble offrir une permanence où se rassemblent ceux du temps du roi Pierre Ier, ceux de l’Occupation, ceux du Pays-qui-n’est-plus. Tu serais installé dans la grande salle du bar de l’hôtel contre la baie vitrée qui donne sur l’avenue. Tu aurais commandé un double-expresso et une part de Sachertorte. Sur l’estrade en 2022 plus de pianiste. Tu te souviendrais de l’homme qui se tenait penché sur le clavier de 2002 et enchaînait toujours les mêmes airs de Cole Porter et de Barry Manilow – ces airs sans racines à force d’avoir parcouru le monde. Tu serais là avec ton café, ta Sachertorte lointainement viennoise, tes crayons bien taillés et tes souvenirs des années violentes à vouloir traduire la matière des décombres, les menaces venues du ciel, le désespoir des frigos vides. Dehors la vie s’écoulerait en accéléré. Comparant l’incomparable tu tiendrais dans une main le poids du temps français et dans l’autre celui d’ici. Tu songerais à l’effacement de ceux qui pesaient si lourd et ne sont plus rien dans cette vie qui s’écoule en accéléré : Arkan et ses Tigres, Slobodan Milošević, Mira Marković, Zoran Đinđić – ces monstres ou ces sauveurs qui modelaient le monde des années 90 et qui, en 2022, ne sont que poussière dans l’œil. Tu resterais là une matinée à observer la ville derrière la baie vitrée, à suivre les pas des passants, à noter les changements dans les enseignes, les modèles de voitures d’alors qui circulent encore. Tu reprendrais un café mais pas de Sachertorte. Tu noterais en colonne les titres de Cole Porter que jouait le pianiste somnolent. Tu chercherais les mots justes pour décrire les stridences des sirènes d’alerte, les tirs de la DCA, le silence inquiétant qui précède les impacts. Tu essaierais de convoquer ce qui reste en toi de tout cela et la radio, comme n’importe quelle radio partout dans le monde, ne chanterait qu’Ed Sheeran. Alors tu paierais l’addition et quitterais l’hôtel Moskva en te promettant de revenir le lendemain, à une autre table cette fois.
oh j’adore l’usage du conditionnel qui tout de suite nous entraîne ailleurs… superbe !
on a le goût du café qu’on sert à l’hôtel Moskva et on voit tes crayons bien appointés
merci pour cette balade en lieu bien étranger pour moi…
C’est précis comme un dessin au crayon taillé. J’aime les jeux que tu proposes avec le temps en image comme en action.