Écrire dehors, c’est à dire pas chez soi. Se porter, soi, au milieu de la ville et donc un peu au milieu de la foule aussi et tenter de s’en isoler pour mieux les regarder l’une et l’autre ou pour mieux se percevoir soi même dedans. C’est sur qu’on perçoit mieux un mouvement dès qu’on a fait un pas de coté, comme celui de s’asseoir sur une chaise de café, en terrasse s’il fait beau, derrière les vitres s’il pleut. M’asseoir là, seul et observer le flux. Pas l’observation d’un entomologiste, quoi que parfois mais ce n’est pas le but. Observer plutôt le monde qui bouge autour de soi tandis que soi on ne bouge pas. Avec cette sensation de ne pas appartenir tout en y étant quand même. J’avais noté sur une page de mon petit carnet noir à ce sujet : « La rue c’est comme le monde, ça vit où on est pas, la vie c’est tout ce monde et moi qui n’y suis pas ». C’était venu comme ça et ça allait avec une petite ritournelle de piano nostalgique, automnale composée par un ami qui souhaitait que j’écrive un texte dessus. Le texte est resté celui ci, rien de plus n’en a été écrit, il n’y a donc pas eu de chanson mais le vers est resté. Un vers en terrasse. Ce petit carnet noir à couverture souple, je l’ai utilisé, lui et ses semblables, durant de nombreuses années. Il ne quittait pas la poche de mon blouson ou de ma veste, accompagné d’un bic ou d’un feutre à pointe fine. Je me suis séparé de l’un et de l’autre récemment au profit de la fonction « note» de mon téléphone portable. Le changement est de taille, il marque une rupture dans les habitudes mais ferme aussi et surtout la porte à un ensemble de gestes fort anciens qui ont trait à l’histoire, enfin à l’histoire de son porteur s’entend, ma petite histoire personnelle ici mais néanmoins, la seule que j’ai. Sortir le carnet de ma poche, défaire l’élastique qui retient les feuillets fermés, ouvrir à la dernière page écrite, relire la dernière chose écrite, ou pas, être sensible au blanc particulier et sans lignes de la page, au contact légèrement glissant du papier, poser le carnet sur la table du café, toujours de travers et toujours d’avoir cette rapide pensée que les gens trouvent bizarre ma manière d’écrire, la feuille complètement penchée, écrivant du bas en haut de la page et non de gauche à droite, parce que je suis gaucher et que je ne veux pas que la tranche de ma paume efface ce que je viens d’écrire. Tous ces gestes remontent à ma jeunesse, j’ai dû commencer à prendre des notes dehors vers 19-20 ans et durant tout ce temps, l’outil n’a pas changé. Jusqu’à récemment. La continuité des outils et des gestes appartient désormais à un monde révolu. Le monde d’aujourd’hui change tous les jours d’outils, est vieux quelque chose qui existe depuis un an. C’est un autre rapport aux choses et à la matière, pas forcément meilleur ni pire mais qui oblige à une forme de discontinuité d’avec soi même. Mon petit carnet et ses semblables sont désormais archivés. Maintenant, à la terrasse du café sil fait beau ou derrière les vitres s’il pleut, je prends des notes sur mon téléphone. C’est très pratique, pas de ratures par exemple même si les ratures disaient des choses qu’on ne lira plus. Autre chose a changé avec ce changement d’outil : je n’ai plus « l’air » de prendre des notes, ou simplement d’écrire. Personne ne viendra plus me demander si j’écris et je n’aurais plus à répondre que je traduis ou une autre pirouette. A présent, je ne fais que des gestes sur un téléphone ce qu’absolument tout le monde fait dans l’espace public. Je ne me distingue d’aucune façon de celui ou celle qui joue à un jeu vidéo, qui regarde un film ou un clip, qui écrit un sms ou un mail, qui écoute un podcast. Un certain charme forcément disparaît, un certain romantisme du geste, aussi une forme de clandestinité mais l’anonymat, la distance s’en trouvent renforcés et enlèvent à l’extérieur le peu de regard sur moi qu’il avait encore. Je puis faire mille choses avec ce téléphone en main et donc aucune précisément. C’est encore plus vrai pour la photographie. Une proche qui pratique cet art me disait récemment que son appareil reflex attirait le regard sur elle tandis que son téléphone, doté d’un très bon appareil photo, passait complètement inaperçu. Cependant, même si les outils ont changé, écrire dehors, on peut encore. Certaines années moins que d’autres cependant, comme lorsqu’une pandémie enferme tout le monde chez soi. Durant cette courte parenthèse bouleversante, le monde s’est alors retourné comme un gant. Soudain, il n’y eu plus de foule avec, de loin en loin, un pas de coté, quelqu’un de solitaire qui écrivait en regardant le fleuve passer, ce furent au contraire des millions de gens qui se mirent par la force des choses à regarder le fleuve passer faute de pouvoir faire autre chose. Et le fleuve était vide. Tous ces gens ont pris leurs petits carnets et ont écrit, encore et encore, tandis que les cafés, les rues, les avenues, les parcs, les gares, les trains étaient déserts, ils ont écrit pour le remplir d’eux, ce vide. Dans ce court moment, le monde écrivit parce que l’extérieur l’avait chassé dedans. Et puis la pandémie s’en est allé et le monde a repris son cours frénétique. C’est aussi et peut être surtout pour la fixer cette frénésie de la vie, pour me donner l’illusion que je retiens un peu du sable qui s’écoule sans fin, que j’écris. Poser des balises plus que des valises, puisqu’on est emporté quoi qu’on fasse par le torrent, créer des repères, des signes pour contenir, comme le fait une bouteille, le temps dans lequel se déroule la poésie du monde. Écrire pour conserver un peu avec soi de cette poésie car lire n’y suffit pas. La lecture se dilue comme tout le reste si l’on ne participe pas à ce qui la produit. M’asseoir à la terrasse d’un café s’il fait beau ou derrière les vitres s’il pleut, dans une ville étrangère mais toutes les villes sont étrangères dès qu ‘on s’assoit pour les regarder passer, est une façon de ponctuer le monde, de m’y inscrire tout en ne m’y arrêtant pas. Là, j’infuse comme un sachet de thé dans une tasse, des idées de nouvelles, de romans, de contes. Là naissent des aphorismes, des vers. Là je suis dans un état mental de suspension, d’attente sans attente précise, présent et absent, venant de… allant vers… mais ni encore arrivé ni encore parti. Voir le monde comme un étranger familier grâce au luxe inouï que l’on s’accorde d’interrompre la rentabilité de soi même. C’est aussi une façon de rendez vous, comme avec un ami cher à l’autre bout du monde, qui peut être un coin de rue. Un ami que l’on reconnaît instantanément, où qu’on soit, un ami qui, tant qu’on est vivant nous accompagne sans qu’on sente sa présence mais dont on est heureux de retrouver les contours, tranquillement dès qu’on s’assoit à la terrasse d’un café s’il fait beau, derrière les vitres s’il pleut. C’est bien lui ce moi qui se définit par sa constance à travers temps et espace comme révélateurs, au sens photographique du mot. Je me traîne partout où je vais mais aussi, je m’y découvre, dans les pages du petit carnet et, plus tard dans les livres qui en naissent. Ainsi, je me saisis, un tout petit peu, malgré l’insaisissable.
Je me sens tout proche de toi. Et puis » les ratures disaient des choses qu’on ne lira plus »
Je te lis au réveil et suis très touchée par ta sensibilité que j’avais déjà vu transparaître dans d’autre de tes textes. Tout est dit ici
« La vie c’est tout ce monde et moi qui n’y suis pas » va m’accompagner longtemps ce matin…