Ce ne sont plus que des traces. Elles ont encore un sens pour moi. Et je ne souhaite pas les perdre. J’ai méticuleusement emporté le dedans et le dehors de la table de nuit minuscule où reposaient les vestiges d’une vie qu’il avait pu conserver auprès de lui. Quelques jours plus tôt, il pouvait encore y avoir accès, tirer lui-même le tiroir et ranger son portefeuille et le trousseau de clés qui ne lui servirait plus, mais dont il avait exigé la présence, en murmurant si je veux rentrer il faut bien que j’ai mes clés, n’y croyant pas lui-même mais s’octroyant un espoir. Très souvent quelques semaines en arrière, il tenait entre ses mains les photos qu’il avait souhaitées garder près de lui : celles de sa femme bien sûr, dont je n’aimais pas la coupe de cheveux faite par une coiffeuse de rien au service de la résidence où ses jours s’achevaient, assise dans le fauteuil roulant qu’il pouvait guider à cette époque là, et il se tient debout le visage fermé empli de l’avenir dont il a bien pris la mesure et qui le terrifie, des photos de ses enfants datant de plusieurs années avec les petits-enfants mais encore très jeunes, une photo de groupe où il pouvait sans doute énumérer les noms de chacun sans faire d’erreur, et dans ces corps immobiles prendre la mesure du temps passé, une photo où le regard de son épouse n’était pas perdu mais bien vif et tout au bonheur d’être entourée de deux de ses petits-enfants. Dans le portefeuille, un carnet d’adresses où l’on note le changement d’écriture lorsque des noms et numéros de téléphone ont été rajoutés les derniers mois de sa vie quand sa vision s’était réduite et la main n’avait plus toute sa détermination. Je ne connais pas tout le monde, mais mon prénom est écrit à plusieurs endroits avec tous les numéros qui pourraient être utiles pour me joindre. Dans les différents compartiments de ce portefeuille, sa carte d’identité, carte de mutuelle, carte de téléphone, sa carte de stationnement pour personnes handicapées que l’on mettait derrière le pare-brise lorsqu’il pouvait encore sortir et que je l’emmenais boire un verre ou manger un gâteau dans quelque pâtisserie qu’il affectionnait, la carte de visite du prêtre qui avait célébré son mariage ( mort depuis des décennies), une petite page de carnet pliée en quatre où sont notés apparemment les sommes d’argent qu’il avait réparties dans plusieurs poches de vêtements, une coupure de journal où je suis en photo prise lors de mon départ en retraite. Dans le tiroir de la table de nuit, un médaillon avec un anneau contenant trois minuscules photos en noir et blanc de son père, sa mère et une de ses tantes qui s’était beaucoup occupé de lui et dont il avait pris soin à son tour, au dos de ce médaillon la gravure d’un trèfle à quatre feuilles, un minuscule canif et un coupe-ongle couvert d’un reliquat de nacre. Sur la table, un carnet à spirale à la dimension d’un cahier en un peu moins large, dont la couverture cartonnée verte a beaucoup souffert des manipulations intenses et s’est presque détachée des spirales qui retiennent les feuillets, où mon écriture et la sienne se mêlent avec sur la première page une liste de numéros de téléphone que j’avais écrits en gros caractères, récapitulant tous les numéros de proches qu’il pourrait avoir envie de joindre ; au fur et à mesure des pages tournées, l’écriture se fait plus malhabile, cela va de la liste de ses cousins germains avec leur année de naissance, aux noms de jeunes filles de femmes de son village qui ne sont déjà plus de ce monde pour la plupart, en passant par le nom de médecins, garagistes ou journalistes, la liste de tous les habitants de son immeuble ou de ministres d’un autre temps, des noms de vins, de médicaments, Cléopâtre qui revient à plusieurs reprises, quelques vers dont il pourrait bien être l’auteur, un récapitulatif de ses passages dans les hôpitaux ou maisons de court et moyen séjours, des noms de généraux, d’écrivains, des mots qu’il ne parvenait plus à retrouver et qu’il fallait lui dire au téléphone ( dialyse, bizutage, ultimatum, lotte, turbot… ), et des dizaines de noms et prénoms, avec une écriture de plus en plus maladroite, qui s ‘inscrit dans tous les sens, et l’un des derniers mots serait Michel Strogoff… Près du carnet vert à spirale, un livre de morceaux choisis de Victor Hugo, édité par la librairie Delagrave, 15 rue Soufflot à Paris en 1943, avec de petits bouts de papier entre les pages pour indiquer ses poèmes préférés ; Demain dès l’aube, Booz endormi, Le poète s’en va dans les champs. J’ai conservé ces traces et d’autres, tous ces riens qui cherchent encore quelque chose à dire, comme une traînée d’encre et poursuivre ainsi la conversation.
Cette table de nuit ce tiroir ce portefeuille il n’y a pas si longtemps je l’es ai découverts aussi je mesure ce texte à la sensation qui perdure encore douloureuse et en même temps j’y ajouterais du soulagement aussi.