Il avait commencé à photographier les cicatrices de la ville, celles que l’on trouve sur les trottoirs, les chaussées et les pavés. Les pavés par exemple, qu’ils soient parisiens ou barcelonais, sont souvent balafrés. Si. Il suffit de se baisser, de prendre le temps de les regarder. Leur gris est une palette. Et quand ils portent une balafre, elle est de gris aussi, plus soutenu ou plus clair, selon l’éclat fait dans la pierre. Il photographiait ça, non pas les pavés, mais leur gris entaillé. Idem pour le bitume où des cicatrices couraient entre les trottoirs, plongeaient dans les bouches d’égout, traversaient les zébras, toujours d’un gris d’un autre gris, à quoi l’on voyait les blessures de la ville et ses rides creusées. Il remontait le long des bétons, y captait leurs stigmates, petits cratères, cicatrices en pic à glace comme celles que laissent les bubons syphilitiques, griffures. Grises toujours. Traces de gris autre sur le gris béton RAL 7023, de la catégorie teintes de gris selon la classification RAL Classic. 7: premier chiffre qui indique que l’on a affaire à un gris. Il savait le codage des gris: RAL 7000 Gris petit-gris, RAL 7001 Gris argent, RAL 7002 Gris olive, etc. jusqu’à la dernière teinte recensée, RAL 7048 appelée Gris souris nacré. Mais quand il photographiait, ce n’était pas en peintre en quête de la nuance parfaite. C’était en dermatologue. Il traquait ce que la ville portait de scarifications.
Plus tard, il a quitté le gris pour s’attaquer aux craquelures et engelures des murs. Il y avait toujours un fond de gris, du gris clair au télégris mais le temps travaillait les murs autrement. Il les colorait. Leur peau portait une plus grande variété de stigmates où le gris s’écaillait, dévoilait des flétrissures, palissait et craquelait au soleil, verdissait à l’humidité et se mariait tellement bien au bois vieillissant.
Tu as donné une couleur aux blessures de la ville. Très beau texte.