Non loin des puces de Clignancourt, à leur extrémité ouest, après que les étales s’arrêtent, bifurque vers l’intérieur de la ville la rue du lieutenant colonel Dax. C’est une rue très discrète, pauvre, sans aucun commerce. On y accède en passant sous un pont routier puis elle longe d’un côté une série d’immeubles hlm, de l’autre un terrain de sport. Depuis la fenêtre du rez de chaussez du numéro 6, on voit très bien, juste sur le trottoir d’en face le grillage qui protège l’espace sportif. Ce grillage est soudé à des poteaux de fer plantés dans un muret de béton qui longe tout le stade. Juste en face donc du numéro 6, à l’angle du muret et du trottoir il y a un pneu. Trop petit pour être celui d’un camion, beaucoup trop gros pour être celui d’un vélo, il semble que ce soit un pneu de voiture de taille moyenne, du type C3 ou C4, mais certainement plus ancien car dans ce quartier les voitures récentes sont rares et encore plus rares les pneus qui vont avec. On peut raisonnablement penser que ce pneu a pu appartenir à quelques chose comme une R16 ou même à une R5. Ce qui permet cette conjecture hardie, c’est que ce pneu est là depuis une éternité ( Il n’est pas un.e habitant.e qui ne le connaisse, toutes générations confondues mais iels ne le savent pas de façon claire, simplement, iels n’y prêtent pas attention ) et que les voitures susnommées sont du domaine des antiquités. Lorsqu’on marche sur le trottoir où il se trouve, on le contourne sans même avoir besoin de le regarder. Il est aussi familier que l’emplacement du frigo dans la cuisine qu’on ouvre les yeux fermés au milieu de la nuit après avoir traversé l’appartement pour y parvenir. Il y a néanmoins un grand nombre de clochards qui empruntent la rue du lieutenant colonel Dax, spécifiquement la nuit et bourrés. Ils ne sont pas tous familiers des lieux. On reconnaît les novices à ce qu’ils se heurtent au pneu et tombent sur l’asphalte en jurant, tentant de sauver le fragile verre de la bouteille du contact brutal et fatal à son contenu du macadam. Le pneu lui ne bouge pas il n’a jamais bougé, même d’un centimètre. Avec les fortes chaleurs des étés parisiens, la gomme s’est par endroits agglomérée au trottoir. Le pneu lui même à l’aspect d’une vieille peau d’éléphant tannée, comme si elle avait traversé toutes les épreuves du temps, voyagé dans les lieux les plus lointains du monde. Mais non, toute sa sagesse, toutes ses rides, c’est ici qu’il les a acquises, en face du numéro 6. La jante en alliage d’aluminium à rouillé depuis longtemps, elle ressemble à ces coques de navires échouées sur les sables désertés des îles sibériennes à la lente agonie desquelles personne, à part les nomades Nenets, ne prête attention. La rouille a coulé le long des sculptures de caoutchouc du pneu, formant des motifs cabalistiques, comme le henné mystérieux de cérémonies secrètes. Le pneu est posé à plat sur le sol. C’est à l’évidence, une condition absolue de sa durée de vie sur le trottoir. Debout, il eut été impossible pour quiconque et encore plus pour les enfants, de résister à la tentation de le faire rouler et de lui faire quitter son havre paisible. Tandis qu’ainsi, posé à plat, modestement, il s’est fait oublier peu à peu, échappant par miracle au passage régulier des « encombrants », ces éboueurs spécialisés dans les objets que l’on dépose à côté des poubelles. Il a tant su se faire oublié, tel un vieux maître taoïste en son ermitage de montagne, que de l’herbe a poussé en son centre. De jolis brins qui se hissent chaque printemps vers le ciel, à une hauteur toute modeste mais certaine. Le long de ses tiges et à leurs racines, un tapis de mousses et de moisissures s’est formé sur lequel cohabitent plusieurs familles d’insectes. Il y a là quelques coccinelles, un ou deux hannetons, des fourmis. Les générations se succèdent et prospèrent au cœur du pneu jusqu’à ce qu’advienne, régulièrement, comme une malédiction cyclique, le cataclysme qui les pulvérise. Un tir mal ajusté des gamins du terrain de foot est c’en est fini, tout est à refaire du chemin de la vie. Alors, de la fenêtre du numéro 6, en face du pneu, le philosophe se dit que la vie est bien fragile en ce bas monde et qu’ils sont rares les êtres qui, comme ce pneu, savent traverser le temps avec autant d’assise.
Bonsoir Laurent
Voilà un grand B-roll !
Ce vieux pneu disjoint ce bout de ville avec maestria !
Merci beaucoup pour ton beau texte !
et merci pour les catégories ! (même si c’était dit avec le sourire l’autre jour, je passe systématiquement voir…)
Un pneu et c’est la naissance d’un monde, du monde entier, jusqu’en Sibérie, sans oublier le philosophe. Merci pour la balade, suis admirative !