En sortant de chez soi, brusque changement d’air, choc thermique et sonore, les oiseaux chuchotent dans les branches des arbres, les voisins pépient aux fenêtres de leur appartement, le vent souffle dans les branchages encore verts, l’air est encore frais malgré le soleil. Un verre à Cognac est resté toute la nuit sur la table basse de la minuscule terrasse du voisin de l’immeuble d’en face. Le sol de la voie qui conduit au parking, ciment brûlé par le jet d’eau surpuissant du Kärcher, gris transparent. Plus fort que la Javel. Fenêtres de l’immeuble qui enjambe le passage de la résidence, lever les yeux au ciel vers la trouée de ciel bleu, produite par les immeubles qui s’attouchent et libèrent ce rectangle d’azur, comme la fente de timidité des arbres, dans les parcs on n’y fait plus guère attention. En altitude, le trait blanc de l’avion rasant silencieusement les toits, la tranquillité de son tracé blanc intrigue de travers, d’ici on n’entend pas encore la circulation qui pointe au bout du passage, mais les oiseaux se font déjà plus discrets. Au sol le linge tombé des fenêtres en surplomb, formes amollies, à l’abandon, transformées par l’humidité de la nuit, hier masse informe de pull-over de coton bleu gris sombrant dans le marine, ce matin culotte de dentelle noir posée pudiquement sur la colonne sèche en retrait. Au niveau du regard, il devient indécent. La colonne à incendie flambant neuve, je ne l’aurais jamais remarquée sans l’accident de moto du fils des voisins. Sortie de route imprévisible. Un J à l’envers. C’est un dispositif de lutte contre l’incendie pour immeubles comme le notre, avec étages ou sous-sols, une canalisation vide qui se raccorde en extérieur à une source d’eau pressurisée afin de faciliter aux sapeurs-pompiers l’accès à l’eau dans les étages, leur évitant d’avoir à dérouler leurs tuyaux à travers des cheminements longs ou peu pratiques. Je n’ai jamais vu personne emprunter cet escalier en colimaçon à l’arrière du garde-meuble de la rue. Grande porte à larges battants mécaniques, vert bouteille, très souvent en réparation. Il faut tirer désormais de toutes ses forces pour réussir à l’ouvrir. Le gras de la poignée colle aux doigts, dégoût passager. À travers la grille la silhouette des passants s’esquive dans la rue. Fantômes urbains. L’immeuble d’en face où le jeune homme fume et travaille, à sa fenêtre tous les matins. Il doit se contorsionner pour rester assis à cet endroit exigu qui n’est pas prévu à cet effet. La rue paraît déserte. Impression trompeuse. Peu de passants, pas de voiture. L’air semble plus léger, sans doute à cause de l’été. Croisillons gravés à même le goudron frais devant le seuil d’entrée de chaque porte d’immeuble. L’eau s’y engouffre par défaut et fait briller le sol qui reflète la lumière. Sur le coffrage en parpaing cimenté peint en vert du système de chauffage de l’immeuble, des pierres ont été disposés et scellées par ajout de ciment à la base. On dirait des menhirs minuscules. Elles empêchent toute assise ou tentative de couchage. Dans le recoin de la baie vitrée du studio d’architectes qui a ses bureaux au-rez-de-chaussée et qui depuis longtemps l’a recouvert d’un rideau, tirant un trait dessus, pour préserver l’intimé du repas de ses employés et la tranquillité de leurs réunions de travail, tissus gris métallique ondoyant et diffractant la lumière extérieure. Le carton déplié dans le recoin sale et poussiéreux, mince matelas improvisé qui garde la trace du corps fatigué d’un inconnu qui a passé sa nuit dehors, dans l’inconfort du sol, la promiscuité de la nuit. La ville n’est ni bienveillante ni accueillante. Elle est rude et sauvage. L’idée est bien entendu ici comme ailleurs de repousser les SDF en dehors de la ville pour les rendre invisibles, ne surtout plus les voir. Passage piéton. Longer l’école. Les panneaux des élections législatives tiennent encore debout, inoxydables, les affiches lacérées régulièrement pendant la campagne, sont intactes désormais. Ironie du sort. Un homme, cheveux gris, gilet jaune, tient son panneau pour faire traverser les enfants à l’entrée et à la sortie des classes. En dehors, les adultes osent à peine le solliciter pour traverser prudemment la rue. Devant les bureaux de l’AVEJE (Association pour l’enfance et la jeunesse), site qui porte le nom de mon ami mort il y a quelques années, je me rends compte que si je pense chaque jour à lui en passant de la porte vitrée du bâtiment qu’il m’a fait visité alors qu’il était encore en travaux, je ne regarde plus comme au premier jour la plaque discrète qui en annonçait le baptême. Il y a souvent des personnes qui fument devant la porte. Je ne saisis que des bribes de leurs propos. Conversation qui part en fumée. Dans une pièce qui sert à entreposer les travaux d’ateliers, les animateurs ont sélectionné des œuvres très variées, peintures ou sculptures réalisées par les enfants. Il y a un collage dans la vitrine qui me fascine. Une véritable œuvre d’art. Je suis sans doute le seul qui le remarque.
Merci pour ce texte étonnant, une première partie sensuelle, et puis le réel vient, la nostalgie arrive, et le temps qui est passé.
Merci beaucoup Laurent pour cette attention portée à mon texte, je ne m’en étais pas rendu compte en l’écrivant, suivant le fil de la rue, mais vous avez raison et c’est sans doute lié à la rue elle-même, ce qu’elle m’a renvoyé en la parcourant.
Très admirative. Un art de balayer du regard le proche et de la mettre en mot tout en gardant un rythme parfait. Un savant dosage entre le visuel et le perso sans lequel je ne pourrais pas rester captive. Merci.
Merci beaucoup Anne, très touché. Je crois que ces exercices au quotidien nous aident à composer plus facilement nos textes en exigeant de nous une concentration en un temps réduit où nous nous focalisons sur ce qu’on écrit, découvrant au fil d’une écriture qui avance comme une marche dans la ville, sans nous distraire ou laisser le texte se reposer, dans cette tension qui nous mène sans halte d’un point à un autre, ici du début de la route à sa fin, et nous permettent de garder plus facilement ce rythme que vous évoquez.