Le soleil rasant de l’aube parisienne embrasse la peau de ma tombe. L’air pollué du centre-ville caresse le granite de Vire. J’entends des pas sur la dalle. Les tourbillons humains prennent forme, les clics et les flashs commencent leur concert, les premiers Japonais arrivent. Vous m’avez perdu.
J’ai été un symbole toute ma mort. Trente sept mille cent douze levers de soleil dans l’évanescence d’un inconnu. De l’inconnu. Je suis l’inconnu le plus connu. Je suis l’inconnu qui s’est perdu dans un trou d’obus. À Verdun, dans la Somme ou en Artois. Je suis le soldat inconnu.
J’ai été enfant quelques années, J’ai été homme quelques mois. J’ai été soldat quelques semaines. Je suis un inconnu séculaire. J’ai perdu le sourire de ma mère. J’ai perdu le goût des abricots de verger de mon grand-père. J’ai perdu les étreintes charnelles dans les bordels flottants de Nantes. Je suis perdu.
Je suis une idée depuis trente sept mille cent douze jours. Une idée, pas même une pensée. Une idée perdue. Je suis inconnu mais je vous connais. Emmédaillés, enrubannés, vous m’apportez des fleurs qui se fanent à la lumière de la flamme que tous les soirs vous allumez. Je suis un inconnu perdu dans une tombe de tous connue.
Vous m’avez perdu. Pendant que la poussière de ma mère devenue terre cherche encore le chemin pour guérir de son chagrin. Pendant que la poussière de mon père devenue fer arme son bras depuis son trépas. Je me suis perdu depuis qu’un shrapnel m’a éparpillé. Je suis le soldat inconnu et je suis perdu dans les entrailles de la ville.
– Les mecs, y a un type à nous qui vient d’s faire aligner !
– J’le r’connais. C’t’un gus qui disait qu’il était écrivain.
– Ah ouais ! J’vois qui c’est : une sacrée tête de con.
La véritable histoire du soldat inconnu, Jacques Tardi, Futuropolis, 1991.
Texte qui se lit comme on entend une chanson, allitérations et assonances, rythmes… Tout n’est pas perdu. Merci
Merci Claudine. Tout n’est pas perdu, c’est sûr. Pas même le soldat inconnu.