vingt et un juin
tout est perdu – voilà un type qui n’a pas vingt ans et qui s’engage pour aller combattre, c’est la guerre (mondiale, numéro deux) – son père a disparu, arrêté par la police française, il a été envoyé en métropole – prison, attente, puis plus de nouvelle – il faudrait voir les papiers qui restent il faudrait se renseigner se documenter car peu de choses sur son père à lui, sinon le numéro du convoi (ils disent transfert) et son numéro, passage à Drancy puis à Compiègne semble-t-il sa disparition immédiate en arrivant sur ce quai de la honte – février quarante-quatre – mais lui, G. , son fils qui s’est engagé (caporal-chef, croix de guerre trente-neuf quarante-cinq) qui fait ses classes, qui manie le fusil puis la radio (transmission était son arme), conduit un GMC et une moto – que sais-je de l’établissement fin quarante-trois de son régiment (première division blindée) à Tarente – que sais-tu de cette ville, la plante du pied de la botte, là où ça chatouille – ce creux pour la ville la plus polluée du pays et sans doute du bassin – tout est perdu sauf la guerre – tout est perdu et l’ouverture des camps – pas un mot – que sais-je du retour ? du mariage ? de la naissance de l’aîné, puis des deux filles ? Un jour, à A., sa femme m’a dit que ma venue avait été impromptue, et qu’en l’apprenant, elle avait pleuré – de joie ? de dépit ? de peine ? Deux êtres magnifiques, mais tout leur est perdu – cette maison blanche aux volets (on disait persiennes) bleu clair comme le ciel parfois, ce voisinage familial (on était cernés – sans doute légèrement toxique, je reconnais) mais en bas de l’avenue : la plage – le travail au garage, les enfants la famille, le départ début soixante – l’état de santé tout autant – des enfants qui rient et jouent dans le jardin, il a bien fallu prendre la décision de les faire, ces valises, de louer le cadre pour y flanquer les quelques meubles auxquels ils tenaient – deux êtres magnifiques – il a bien fallu ne rien dire de ces déchirures – en parler peut-être au soleil, dans la Dauphine, devant la maison de J. – tous partiraient, laissant derrière eux des siècles de travail, de soins, de présence – toutes les suivraient, sans doute en ont-ils discuté, entre eux, leur surnom à chacun qui finit par un o, abandonner la maison (elle ne la laissera jamais tomber cependant – lui disait « laisse, Jako, laisse »), chercher du travail et en trouver, se faire soigner et s’exiler, se rapatrier (mais quelle patrie, dis-moi, quelle patrie ?) – il a bien fallu emprunter pour payer entre autres les billets d’avion, et nous autres de rire de la chute de l’un ou de l’éclaboussure d’eau de mer de l’autre « mais non, elle est bonne jt’assure » – nous autres peau presque noire jeunes enfants au regard tendre de nous savoir tant aimés – nous autres, assis dans l’avion devant elle, cigarette éteinte et ceinture attachée – dans quelques semaines d’ici, pour le moment à préparer, à nous emmener à la plage midi et soir – à force ça ennuie, clope au bec il lui arrivait de crier, abandonner la maison, essayer d’y voir clair, nourrir et soigner quatre mômes – y penser – nous aimer – et l’aimer, lui, tant et tant – tout est perdu
c’est beau et touchant, tellement évocateur en peu de mots
qui touche, dit, avec toutes les ellipses . Merci Piero
merci pour eux qui revivent ici
Danièle, Nathalie,brigitte merci à vous (tellement) (comme on dit maintenant hein)