La carte et ses pointillés. Concentre-toi dessus. Concentre-toi sur les confins, sur l’espace vierge entre les traits – porosité, circulations possibles. Le franchissement n’est pas autorisé mais il n’est pas non plus interdit. Les pointillés c’est le provisoire, c’est l’incertain. L’incertain de l’époque a été figé là, au sud du Pays-qui-n’est-plus. À l’heure où le cartographe se tient penché sur la carte ancienne le terrain est sens dessus-dessous. Mouvements de populations, routes encombrées, stations-essence à sec, drapeaux blancs sur les charrettes de l’exil. À l’heure où les peuples se croisent le cartographe se demande quelle couleur donner à la nouvelle réalité. Le pays du nord est bleu, celui de l’ouest vert – est-il possible de choisir une couleur franche qui distinguerait nettement la province de ses voisins ? Le cartographe se fait historien, géographe, démographe. La province c’est un peu de gens du nord et beaucoup de gens de l’ouest. Il prend ses crayons. Qu’obtient-on en mélangeant un tiers de bleu et deux tiers de vert ? Au bout de trois essais il obtient une teinte satisfaisante. Un peu pisseuse disent ses collègues mais ça ira. De toute façon d’ici un an ou deux il faudra tout revoir.
Dans l’autocar parti de Paris, place de la République, ce lundi à 8h30, une vieille femme est installée derrière le chauffeur. Elle regarde droit devant les autoroutes qui défilent, ruban de bitume gris infini – ruban qui passe de France en Allemagne, d’Allemagne en Autriche puis d’Autriche en Hongrie sans changement notable. Tout file, coule et se ressemble. Elle a passé trois mois chez ses petits-enfants dans une ville qui s’appelle Villemomble (ce nom elle n’est jamais arrivée à le prononcer). Maintenant elle retourne chez elle. Les petits-enfants voulaient qu’elle reste avec eux dans la belle maison de Villemomble avec son jardin, ses deux salles de bain, son frigo toujours plein de produits de toutes sortes. Dans le jardin de Villemomble il y a un mirabellier. C’est en le voyant se couvrir de fruits qu’elle a décidé de repartir. Impossible, voyez-vous, de laisser les siens à ces salauds de merles. Et peu importe, vraiment, peu importe si la province change de nom, si les frontières sont repoussées, peu importe si les petits enfants et leur télévision répètent sans cesse que la province est perdue, l’avenir sans avenir, sa maison sans doute en cendres – les merles n’auront pas ses mirabelles.
Rétroliens : #40 jours #09 | Europe Nuit – Tiers Livre | les 40 jours
Merveilleux ces deux textes sur les sols mouvants de l’instable et du provisoire, et en même temps balises de ce que l’on ne peut pas ignorer. Merci, Xavier !
ce cartographe qui mélange les couleurs et cette femme qui repart me touchent beaucoup