À Sauveterre, s’il y a bien un endroit où j’aimerais me perdre, ce sont les thermes. La Chaîne Thermale du Soleil. Pas pour soulager mon arthrose naissante et assez précoce pour son âge, mais pour visiter. Laissez-moi simplement passer le petit pavillon de bois et errer dans les couloirs. Promis, je ne m’installerai pas en douce dans un transat pour faire une sieste pourtant bien nécessaire vu l’heure à laquelle mes exercices d’écriture me font me coucher, je ne me jetterai pas sauvagement dans un de vos bains bouillonnant qui me permettraient pourtant de me sentir éveiller avant le début de la soirée, ni dans le grand bain d’argile encore que son aspect laiteux et soyeux soit bien désirable, me rappelant quelque chose de la peau du lait quand il vient de bouillir que mon grand-père étalait sur une tranche de pain grillé et saupoudrait allégrement de sucre. Je ne m’assiérai même pas sur un de ces fauteuils blancs de style Louis-Philippe et gros coussin rouge, à moins que je commence à boîter et vous ne m’en voudrez sûrement pas. Non, je ne ferai même pas attention à Mme X cherchant à reprendre son souffle sur un tapis de sol vert après une séance d’abdos intense, je ne voudrais pas l’indisposer. Et je n’écouterai pas non plus les moqueries salaces de ces messieurs dans le grand bain qui essaient de suivre tant bien que mal le rythme de la jeune monitrice d’aquagym en short et t-shirt flottant. Non. Je veux simplement aller et venir dans l’établissement, d’une salle à l’autre, d’une courbe à l’autre le long des couloirs d’eau. Je voudrais pouvoir, ici et là, toucher les parois brutes, sûrement rafraichies, éclaircies. Me frotter à la roche des piliers. Me glisser entre ces deux là-bas. Entrer dans cette porte retirée, peut-être interdite au public. Et donnez-moi alors vos clefs. Je veux voir aussi tous les recoins de l’établissement, de la Chaîne. Je veux arpenter les couloirs des employés, tomber dans l’impasse des bureaux, faire demi-tour et traverser la salle de massage et les vestiaires, et pardon Mme X, pour me faufiler entre ces deux autres piliers, bruts, rêches. Car il me semble bien avoir aperçu tout à l’heure, une autre porte retirée. Une porte d’un autre âge, d’une autre dimension. Une porte blindée. Apportez-moi alors vos passes, et un pied de biche parce qu’ils seront inutiles. Arrachons cette vieille porte condamnée, et dieu sait pourquoi vous ne l’avez pas enlevée. Mais je le sais, je le sens. Défonçons la porte, de toutes nos forces et tant pis pour la douleur, il sera bien temps plus tard de masser nos muscles endoloris et nos vieilles peaux avec Mme X. Car ce qu’il y a là, derrière, je le sens, ce qui se joue, c’est un autre lieu. Ce sont d’autres salles, d’autres couloirs, sombres. C’est peut-être ce qui reste du temps où la Kreiskommandantur avait investi l’endroit. Un bureau. Non, pas un bureau. Vous vous y êtes installés. Mais justement un espace qu’on ne pouvait pas réaménager, et en même temps qu’il ne fallait pas toucher, sous peine de condamner tout le reste, tout votre édifice. Pas même la porte rouillée. Quelque chose, derrière, comme une poche restante de l’entrepôt de munitions servant à protéger le mur de l’Atlantique. Comme un espace, comme une zone qui n’aurait pas été totalement anéantie par les explosions qui durèrent trois jours, peut-être parce qu’elle était vide. Là, derrière cette porte grippée, bloquée, condamnée. Là par quelques couloirs noirs, les parois brutes, humides, éboulées. Là au fond, et derrière cette grille. La même que celle de mon souvenir, du temps où rien de votre établissement n’existait, visible à côté du monument à la mémoire de Pierre Ruibet et Claude Gatineau. Du temps où j’allais me baigner dans les eaux chaudes et gratuites de la géothermie, l’été, tandis que les galeries souterraines, laissées peut-être en l’état depuis le fait de résistance, envoyaient pour me rafraichir un peu de l’air de leurs profondeurs implacables. La même grille, les même barreaux, hauts et larges, épais. Et juste de l’air qui circule. Juste un peu sur le visage. Juste ça, un appel d’air de quelque part. et d’où ? D’où ça vient ce petit courant ? Apportez-moi une pince monseigneur, une pince énorme à mâchoire géante. Ou une mèche et des explosifs. Faisons sauter la grille, rappelons le groupe Alerte pour qui la chose ne devrait être qu’une formalité. Et avançons, enfonçons-nous dans cette poche, si réduite soit-elle. Explorons-la, cherchons, trouvons le filet d’air, d’où il provient. Élargissons si possible la veine. Je le sens, je le sais, les carrières d’Heurtebise n’ont pas dit tout ce qu’elles peuvent, tout ce qu’elles doivent encore dire. On le sait déjà, puisqu’on les visite ces carrières, puisqu’on peut le lire encore, comme on l’a lu le 18 août 2012 dans le journal Sud Ouest, qu’on vient s’y perdre dans le lieu, dans son histoire, ça fait quelque temps maintenant et t’en savais rien, qu’ « au plafond, des points noirs, traces de lampe à carbone — des conduits d’air, une ouverture sur l’extérieur — les curistes n’en occupent qu’un seul — les carriers détourent les blocs de calcaire, extraient ces masses de plus de deux tonnes — ils explorent les cavités, ils tombent sur une vitre ovale — les cendres se déposent et salissent les parois — quelques stalactites gouttent — naviguent dans les sombres couloirs — les murs, des rainures en biais — les curistes s’engouffrent sous les thermes — endroit propice à la production de champignons — disparaissent, happés — le long des sombres galeries courent des tuyaux blancs — la teinte noire qui persiste encore aujourd’hui — leurs pique roque », t’en savais rien du tout. Et qu’est-ce qu’elles peuvent encore dire, les carrières, les galeries d’Heurtebise ? Comment elles fonctionnent ? elles s’étirent, s’étendent et se dispersent ? elles rayonnent et s’étagent ? se superposent comme un mille feuilles ? comment on le dessine le plan des carrières ? et est-ce qu’on sent, qu’on sait, ici, là, pourquoi on écrivait Hortjubize ? Non, rien à voir ici, le mot parle de lui-même pour l’extérieur, de cette levée de terre, de ce coteau à flancs plus ou moins abrupts qui casse le vent. Heurtebise, un cousin éloigné, inversé, d’Hurlevent ? Mais qu’est-ce qu’elle doit encore dire la roche ici, à l’intérieur, et ses appels d’air ?
Rétroliens : 40JOURS #23 Matière de l’Imago – Tiers Livre | les 40 jours