#40 jours #11 | dédale

Abhishek (sous licence gratuite Unplash)

La ville est inconnue. On y a débarqué il y a seulement trois jours, on loge dans une chambre sommairement meublée dans un petit hôtel tenu par des réfugiés, on a bien l’intention de découvrir, on y va, on explore avec une carte en main — carte simplifiée récupérée au bureau de tourisme de l’aéroport –, la plupart du temps on demeure dans les limites des voies les plus larges et les mieux dessinées, on reste prudent et on se sent plutôt à l’aise tant qu’on a le doigt posé sur le papier déployé à chaque carrefour pour valider le trajet décidé la veille au soir après avoir avalé une soupe maison composée de nouilles et de gingembre, et tout se passe bien tant qu’on s’en tient à ce qui a été décidé, tant que le tracé du doigt reste en accord avec les éléments tangibles, tant que rien ne tremble de ce qui compose la réalité formelle de la ville, d’ailleurs on a mémorisé les structures majeures qui à tout moment servent de repères, on ne prend pas de risques, et même qu’au bout d’une poignée de jours on a l’impression d’appréhender un peu plus cette ville immense jusqu’à ce que la carte donne des signes de fatigue, oui la carte présente désormais des zones imprécises, une sorte de flou s’est installé à la surface de l’œil comme une brume et des venelles jusque-là insoupçonnables perforent les façades détériorées par les pluies de mousson et s’enfoncent à travers des quartiers peuplés qui n’ont même pas de noms, ainsi l’organisation des espaces observée depuis le début du voyage se défait et le corps se laisse absorber par les boyaux ouverts dans le tissu spongieux des murailles en torchis, il ne peut résister : étalages brinquebalants avec mandarines et navets en pyramide, échoppes de bazar, gosses en guenilles à jouer de rien, scooters, foule de plus en plus hostile, chiens agressifs, à droite à gauche, on ne sait plus, on se sent perdu dans ce dédale de ruelles sans issue, en sueur, en transe, en panique, la carte s’est déchirée, on presse le pas à cause des chiens, à cause des odeurs et des regards insistants, on court presque, on n’a plus notion de nord ou de sud, on espère sortir au plus vite du labyrinthe et nul ne peut renseigner sur le chemin à suivre. Reste l’instinct. Pourvu que les chiens se soient battus le matin pour une charogne, dédaignant le mollet de l’étranger curieux. Soudain la ville s’est refermée comme une huître sur ses secrets et ses mondes invisibles.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.