Cela commençait toujours par une odeur de pudding.
Une incongruité qui amusait Randolph car, avec elle, il savait qu’il était en terrain connu – comme un mot de passe à donner, un sas à ouvrir, et vous avez le droit de passer de l’autre côté. Il avait reconnu l’odeur ; il faisait donc partie des initiés. On l’avait à nouveau invité et il comptait bien, encore une fois, en profiter.
Quelques mois auparavant, il avait visionné un film qui insérait dans sa mise en scène des passages en réalité virtuelle. La protagoniste de l’histoire, engagée par un comité de scientifiques membres du gouvernement, devait participer à une expérience : entrer en connexion, au moyen de casques et de branchements neuronaux, avec le cerveau d’un psychopathe. Littéralement. Et en effet, une fois la drogue transmise, elle voyageait en temps réel dans son univers mental, descendait des escaliers, ouvrait des portes, traversait des kilomètres de champs de blés ou d’usines désaffectées et finissait par… le rencontrer, lui, le tueur en série. Et c’était sa mère. Oui. Voilà pourquoi elle seule avait été engagée : elle avait vécu avec elle, avant les premiers passages à l’acte, avant l’interpellation par la police. Et elle était sommée de comprendre les zones d’ombre de sa mère, de dealer avec les démons qui encombraient sa tête torturée.
Voilà le pitch du film qui, bien que raté, avait le mérite d’offrir aux spectateurs des moments de pure immersion, à l’instar d’un jeu vidéo. C’est à peine si on ne pouvait pas toucher avec l’héroïne le décor qui se prolongeait ou se modifiait au fil de ses pas. Sans parler des variations de lumière ou des bruits diffractés qui l’environnaient dans cette réalité subjective, s’alignant avec les pixels du programme informatique.
Seules manquaient les odeurs. Comme celle du pudding. Et les teintes sucrées du dessert préféré de sa grand-mère, quand elle lui expliquait comment doser le lait et répartir la poudre avant de tout verser dans une casserole, Randolph pouvait les retrouver, à présent, à Lauzile. Pour le reste, il se contenait de suivre la voie qu’on lui avait déjà tracée. Au détour d’un sentier, il sortait de la forêt après avoir déplacé une branche d’arbre qui lui barrait le chemin – et surtout, l’empêchait de voir, distinguer la vue en contrebas. L’enfoncement de terrain donnait sur une petite ville toute illuminée malgré l’heure tardive. Pimpante, colorée, vibrant de mille feux, l’agglomération semblait dire au voyageur : N’ayez crainte, vous qui passez par Lauzile, vous serez toujours le bienvenu. Et Randolph souriait en descendant la colline, même s’il fallait couper à travers les herbes hautes (à croire que personne n’arrivait à Lauzile en partant de cette direction). Le bourdonnement d’insectes nocturnes lui chatouillait les oreilles, le pudding ne quittait pas ses narines, et il était pris d’une délicieuse sensation de vertige, proche du rêve éveillé. D’ailleurs, qu’en était-il réellement, de cette scène qu’il revivait, encore et encore, à intervalles plus ou moins réguliers, depuis sa prime enfance ? Il ne se posait jamais la question à vrai dire, tant elle le ravissait à chaque fois. A peine avait-il noté sa première apparition : à 6 ans, le jour de son anniversaire.
Et c’était en parfait adulte quinquagénaire que Randolph s’approchait de la ville, heureux de la retrouver ; un maire ou un vieil ami des lieux ne se comporterait pas autrement. Il ouvrait d’ailleurs presque les bras, involontairement, naturellement, avec cette foi en des choses familières, qui ne pouvaient se dérouler que de cette manière.
Ici à gauche le parc avec son kiosque au centre, là plus loin à droite la petite pharmacie boisée, tout droit la première pancarte de la ville, gravée à l’ancienne comme dans les vieux feuilletons américains, avec message de bienvenue, préambule rustique et nombre d’habitants au compteur – atmosphère inchangeable, prévue pour durer. C’est à peine s’il n’avait ses ciseaux dans la main, pour couper la banderole d’honneur et célébrer la ville dans sa durée, la remercier d’exister, si accueillante, si rassurante.
Trois pas encore et il pourrait sauteur sur le trampoline du premier jardin, puis…
Quelqu’un se trouvait sur le trottoir.
Cela pourrait relever de l’évidence ; après tout, les lampadaires étaient allumés, les magasins, bien que fermés, restaient éclairés, ce qui suggérait la présence de villageois. Pourtant, jamais personne jusqu’ici ne s’était manifesté à Randolph. L’explorateur avait toujours pu profiter seul de la merveilleuse cité. C’était censé être son terrain de jeu, quand même ! Or, un vieil homme en pyjama Harry Potter, Maison Gryffondor (le détail qui tue !) lui intima l’ordre de s’approcher. Plutôt que d’aller à sa rencontre, Randolph s’immobilisa. Non non non. Ça ne se passait pas comme ça, normalement. Ça ne pouvait pas.
Devait-il parler ? Entrer en contact avec cet individu, donc ouvrir la bouche, proférer des syllabes, déglutir et puis recommencer ? En avait-il la force ? Il pensa qu’essayer, y penser même, suffisait à gâcher toute l’expérience. Il se refusait d’accepter cette version de la réalité. De sa réalité. C’était toujours ainsi qu’on la lui avait présentée : simple, libre sans contrariétés. Et voilà que Papy Dumbledore voulait taper la discut’ avec lui ! Quel affront !
Soudain, Lauzile ne lui parut plus si réconfortante. Quelque chose s’était modifié dans la configuration générale, et il espérait pouvoir retrouver sa version sans devoir fournir trop d’efforts.
– Que voulez-vous ? Arriva-t-il à prononcer.
Le vieillard ne répondit pas tout de suite. Aucune expression ne pouvait se lire sur son visage ; son corps ne trahissait aucune émotion ni aucun excès de fatigue. Il se tenait raide debout, vigoureux pour son âge, insondable. Puis il leva l’index de ses deux mains. Ils pointaient les maisons, des deux côtés de la rue. Et plus particulièrement les fenêtres, à l’étage.
Tous les rideaux avaient été tirés. Des visages se trouvaient là, collés aux vitres. Hideux et pâles, les regards vissés sur lui, poissons d’aquarium mécontents et terribles.
Randolph regarda ailleurs, changea de maison. Partout, des visages. Tous le regardaient. Les habitants de Lauzile étaient bien éveillés, en robe de nuit. Leurs lèvres semblaient remuer.
– Qui vous a dit de venir ici ?
La voix du papy était fluette, ce qui prêtait à rire. Randolph sursauta. Il avait avalé toutes les bizarreries, mais celle-ci ne lui plaisait pas. Il tenta d’avaler sa salive. Elle avait un arrière-goût métallique proche du sang.
– Vous n’êtes pas censé être ici.
– C’est… C’est ici que je suis toujours venu. Depuis…
– Depuis vos 6 ans. Oui, je sais.
– Vous… Comment ?
Je n’aimais pas la tournure de cette conversation.
Le vieil homme soupira avant de poursuivre :
– Vous avez fêté vos 6 ans, il y avait du gâteau, mais vous n’y avez pas touché. Vous n’aviez d’yeux que pour le pudding de votre grand-mère. Elle l’avait préparé pour vous, sans en parler à vos parents. Ça devait être une surprise pour tout le monde. Elle l’avait agrémenté de pépites de chocolat et avait même apporté de la liqueur de framboise.
A l’évocation de ma grand-mère, les larmes me virent.
– Comment savez-vous tout ça ? Cela remonte à tellement longtemps…
– Cinquante ans exactement. Et vous n’avez pas vieilli, je peux vous le dire.
Un raclement de gorge derrière moi. Je fis volte-face. Certains habitants étaient descendus de chez eux et assistaient désormais à la scène, derrière mon dos, autour de moi, de chaque côté. Bientôt d’autres rejoignirent le vieil homme comme s’il était leur patriarche à tous et me firent face, avec lui.
– Si vous cherchez à l’intérieur de vous, vous comprendrez. C’est comme si vous n’aviez jamais quitté ce moment. Mais regardez-vous donc, bon sang !
Je suivis son regard acéré qui détaillait mes vêtements, mes traits. Je portais un polo blanc avec des motifs de bateau et un short vert synthétique qui laissait voir mes petites gambettes imberbes. Des jambes de poupée, modèle réduit. Mes yeux perçurent le reflet dans la devanture d’un magasin : la personne qui croisait mon regard, c’était un enfant !
– Vous êtes toujours le petit garçon qui n’a pas pu grandir ni vieillir, à cause de ce qui s’est passé. Cela vous hante depuis trop longtemps. Faites votre deuil, Randy.
Randy. Le diminutif qu’on me donnait enfant.
Et, après avoir regardé les gens autour de lui, qui l’encourageaient d’un signe de tête :
– Vous n’êtes responsable de rien. Il est temps de partir en paix !
déroutant mais captivant