À l’aide de son smartphone, il photographie une boîte à livres rouge, ancien tonneau dont le petit collet est au sol. Et puis la structure qui s’élève et masque l’édifice en travaux. Au moment où il prend le cliché, deux bras l’enserrent et le soulèvent presque, une femme en noire apparaît. Et ça aura bougé.
Monsieur B., ancien sénateur-maire de Sauveterre, actuel président de la communauté des communes, baron noir réputé depuis le coup du Canard Enchaîné — un jour, à Sauveterre, on ne trouva pas le jour de sa sortie le journal dans lequel un article le concernait, quelqu’un les achetait tous dans les points de presse —, fait souvent le tour de la ville dans une berline Peugeot noire dernier cri. Lors d’une réunion devant régler le problème de la cantine scolaire à l’école maternelle de la Ruche, alors que les cantinières et le cuistot gueulaient après le directeur de l’école et les parents d’élèves, il a fini par dire à Simone : Allez, file nous d’la flotte là !
Ziquette, moins connu sous le nom de Monsieur Audebeau, était le peintre de Sauveterre à la fin du siècle dernier. Les bars de la ville lui passaient commande de temps en temps. Les mauvaises langues disaient qu’on se sentait dans l’obligation de lui rendre la pareille. Ziquette applaudissait. On effaçait ses ardoises.
Claudus se levait très tôt. Un café, la radio, et il passait dans la salle à manger pour étudier son droit. Les livres empilés sur la table, le jour se levait. Le week-end, à partir de cinq heures, il pouvait ouvrir à ses fils qui rentraient tard de boîte. Parfois ce n’était pas ses fils. Il ouvrait tout sourire, marmonnait quelque chose dans sa barbe de patriarche, et descendait acheter le Canard, le Libé.
SuperSerge passait ses week-ends au club de tennis. Il regardait les matchs, jouait quelquefois dans la salle, une espèce de hangar de tôle et de plexi. Et le soir, tarot au Coq. La semaine, il travaillait dans une autre sorte de hangar en forme de demi-cercle, le journal Saintonge Hebdo. Il s’y rendait en voiture, dans un long break rouge bordeaux, toujours un bazar dans le coffre, qu’il conduisait presque allongé. Mais son ventre l’empêchait de se redresser. (Une fois, j’ai dû conduire cette vieille voiture pour relayer Cecca qui devait livrer je ne sais plus trop quoi un peu après Lyon, des plaquettes, des panneaux, de grandes impressions en tout cas qui remplissaient le coffre. Aucune visibilité à l’arrière. On y est allé, on a livré, on a mangé un bout, je ne sais quoi je ne sais où, on est reparti : aller-retour dans la journée.)
Au château, un jour d’élection, un homme est ressorti de la salle des mariages, où était installé le bureau de vote, en pantalon de costume gris, derbys en cuir bruns, chemise blanche, gilet gris et canotier. Posté devant la salle, le policier municipal discute, fait de grands gestes en reculant et prend la pause, comme pour une photo.
M’sieur Rémi, quand il en a un coup dans le nez, ses yeux se referment et ses pommettes deviennent rouges. Sa femme Élisabeth se raidit, resserre un masque qu’elle ne lâche jamais. Lui derrière la tireuse au comptoir, elle en salle au plateau.
(Il y en avait un qu’on appelait Champf, un autre Ganto, un autre Bib (et un Bob), un autre Veau (V-O), un autre Youn, et Popol et Zizil et Papaille (dit aussi Pouille) et Pipine. Comment c’était, celui qui appelait les habitants d’Albanie les Albans ? Un coup à se faire appeler Alban. Et c’est quoi la vie d’Alban, avec ce nouveau nom ? Qu’est-ce que ça change, dans la vie, quand on se fait désormais appeler ainsi, bon gré mal gré ? Est-ce que la passe décisive de Jojo à Yoyote, sur le terrain à taupinières du Bochum de Saint-Ciers-Champagne, change le but de Lionel grâce à Jorice ?)
Place du château, le vieil homme en rose, assis sur le banc, plus ou moins affalé, tourne la tête, à droite, à gauche, suivant des yeux une voiture, un cycliste, il fait chaud et son front commence à perler, il se gratte le dessus de la main et étend ses bras sur le banc. En face de lui, un autre homme est assis à la terrasse du Coq, sous un parasol. Il déjeune, en observant à gauche, à droite, la voiture, le cycliste, entre deux bouchées, une gorgée. Est-ce que leurs regards se sont croisés ?
Chapu, on le rencontre tous les étés à la piscine municipale de Réaux, où il fait partie de l’équipe de waterpolo depuis longtemps. Plus jeune, au lycée, il était du genre à rétorquer à la prof de philo, qui lui ordonnait de prendre la porte un jour où il s’était mis en retard, Et j’la mets où ? Depuis, Chapu écrit des livres, son dernier traite de l’extrême droite en Hongrie, mais la population de Sauveterre se souviendra plutôt de Mauvais plan sur la comète : l’étrange odyssée d’un Haut-Saintongeais. (À la piscine de Réaux, le plongeoir de cinq mètres reste fermé depuis les travaux de rénovation, la piscine n’étant plus assez profonde. Ce qui n’empêche pas les enfants de s’éclater.)