c’est un type en veston, sur un vélo, il porte une espèce de turban sur la tête, mal rasé, poils gris hirsute sûrement, pied à terre il regarde passer cette quatre chevaux beige ou vert passé, un enfant court à ses côtés, il se peut qu’il lui crie quelque chose en français mais le type ne comprend pas, n’en a pas le temps, l’automobile a fiché son aile avant droite dans la pile du pont – au dessus passe une rame du métro parisien au nom d’acronyme – dix secondes plus tard court une femme brune en criant elle aussi, sans doute le prénom du môme – il ne s’est rien passé, un peu de tôle froissée – la femme a serré l’enfant dans ses bras, le type appuie sur les pédales de son vélo et remonte l’avenue
elle porte un voile noir, sur des cheveux du même ton, assez grande, sa robe noire ses chaussures babouches elle sort, elle referme derrière elle la grille de fer forgé bleu, elle regagne son logement (on appelait ça un gourbi – habitation des classes défavorisés raconte ce connard de larousse – cabane en bidonville – péjoratif – baraque bicoque insalubre – on est très con quand on est petit, on fait comme on nous dit et on répète parce que ça nous a quelque chose de tellement admirable que l’âge adulte) ses yeux noirs son sourire à l’incisive d’or sa gentillesse
elle était blonde (c’est récessif – j’avais aussi un de mes oncles qui portait cette teinte aux cheveux, je me souviens de son petit calot bleu brillant à l’enterrement de son frère, à Berlioz), elle a pris place dans l’avion qui s’envole de l’Aouina – j’ai appris il n’y a pas si longtemps qu’elle était née en 16 (ça lui fait la quarantaine) Prague, Saint-Moritz, Paris – son amie se prénommait Jeanne, vivait à l’étage au dessus, une chambre plus grande – luxueuse – lunettes de soleil peut-être, goût pour la couture – sa vie amoureuse je ne sais pas – elle cuisinait des manicottis ou des tartes aux anchois – au plafond de sa chambre, une cage à oiseaux blanche ouvragée – « this is captain speaking… » ceinture attachée et cigarette éteinte le magazine plié en deux sur le sac à main de faiseur elle regarde par le hublot, l’avion survole la baie
Il sifflote toujours, Filipo, il a posé le volet sur deux tréteaux, il le repeint de bleu – il sifflote, il se trouve dans l’ombre devant la maison, la grille bleue est ouverte – casquette un brin coquette salopette à peine tachée il sifflote
Jeanne brune fume comme elle respire – certainement des américaines, la marque paquet rouge cerné de blanc – le filtre ocre dessiné – on trouverait un paquet semblable dans le vide-poche de sa décapotable – elle tient une papeterie à Châtelet, son amie en a conçu la décoration, une presse magnifique trône au fond du magasin, des comptoirs de chêne brun accueillent des gens important – elle fournit les chambres de commerce et de notaires alentours – dans les caves des milliers et des milliers d’articles et de références – son bureau est à l’étage – l’entresol – elle porte des lunettes larges et colorées – elle téléphone au room service qu’on lui apporte quelque chose – elle s’amuse, rit et joue aux cartes – son amie les lui tire souvent, comme pour tenter de comprendre ce qu’elles font là
son prénom signifie heureux, il porte une jante, sa salopette marron tachée de gras, non il ne sourit pas encore, il ne sait pas qui vient le voir – c’est le matin mais il fait déjà très chaud – dans le temps la Vauxhall arrivait aux aurores, le patron aussi puis ils s’en allaient déjeuner dans leurs villas – ils ne faisaient pas la route ensemble – le patron klaxonnait à la grille pour qu’on vienne la lui ouvrir – qui, ses enfants ? – le neveu du patron avait un large sourire (on sentait cette tristesse cependant), ce n’est pas qu’il ait été un ami, non, mais une relation de travail, amicale et confiante – aujourd’hui, comme son fils vient le voir, bien sûr qu’il se souvient mais non, non, il ne savait pas, non
le patron klaxonne, il gare son automobile à la place qui lui est réservée, il descend donne un ordre ou deux, salue, monte au bureau – la visite d’un représentant pour le continent, premier producteur mondial d’automobiles, de pneumatiques, de lubrifiants combustibles essences pièces détachées – il sait se vêtir, cheveux corbeau brillant raie droite – costard cravate loin, très loin, le visage s’efface, il se peut qu’il ait la peau un peu grêlée – bronze foncé – il fait partie d’une autre branche de la famille, commerçante aussi, villa tout autant, luxe peut-être, aisance certainement
sa sœur épousa un avocat, il y avait là un beau parti – à prendre – elle (et lui, soyons juste) a donné naissance à trois fils – le premier naquit en vingt-trois (dans ce monde-là – il s’agit cependant du même – à cette époque-là, sur cette terre-là, avec ces a priori et ces habitudes-là les épouses restaient à la maison s’occuper des enfants et du reste tandis que les époux allaient vaquer et gagner le paiement des diverses dépenses qu’elles acquittaient – le sien avait une officine fort prisée en ville, ils vivaient rue de Marseille, on dispose de photos des repas qu’ils offraient parfois – on vivait on buvait mangeait à l’ombre de grands arbres
ils vivent tous (et toutes) sur cette avenue, un peu plus haut, l’une des sœurs de sa mère, ici leur villa – blanche volets bleus quatre enfants – en bas celle du patron qui a donné son prénom à son garage, en ville, au coin de l’avenue de France – la famille de la mère du premier rôle masculin
Mikal livrait le pain en Juva 4 – en Sicile, il y avait aussi ce genre de livraison on descend on prend ce qu’on veut, une pizza un gâteau aux fraises quelque chose – ici le pain avait sur le côté un ourlet délicieux – deux ou trois coups de klaxon pour annoncer la venue, le passage mais il savait avoir à vendre – il portait des vêtements de travail, il y avait là quelque chose comme le prestige de l’uniforme, dans les bleus
au Belvédère (c’est en ville) (il s’agit de la maison de la famille du premier rôle féminin) une maison sur deux étages – le dernier est une terrasse – on y étend le linge – au rez-de-chaussée un jardinet, une petite fontaine tête de lion qui crache un léger filet d’eau (elle est précieuse) – au fond de l’image la cabane où sont entreposées les archives du magasin – fil de fer machines agricoles officine de renom – l’entrée de service qui donne dans la cuisine (sous l’escalier qui monte je ne sais où, suspendues, des poches d’œufs de poisson – en gros c’est du mulet – ça s’appelle boutargue – on en vend au kilo dans les boutiques de l’avenue Corentin Cariou si tu veux savoir) – l’entrée de la maison un hall du marbre un escalier du même tonneau, des portes qui donnent dans le salon, au fond duquel, près de la fenêtre, se tient assis mon grand-père (l’un de mes meilleurs amis, depuis toujours) – il lit un petit livre de contes écrit en hébreu – dans la poche de son gilet, sa tabatière en argent
Merci Piero. Oh, oui, la poutargue ou boutargue. Devenue un produit de luxe. L’artisanale de mulets produite en Corse aujourd’hui est à plus de 30 euros les 200 grammes. Celles de Sardaigne sont au même prix. Il reste les harengs pommes à l’huile. Bon ap Piero et merci;
et « ça coute bonbon » comme dit le poissonnier la poutargue (ah oui Ugo le dot) bon commentaire idiot… une petit pierre pour marquer passage
Au demeurant je suis avec bec un peu ouvert parce que fait chaud et à cause de l’attention désirée par moi (et sui vient naturellement)
A chacun de ces tableaux, tu recrées tout un univers, avec son atmosphère particulière et ses liens tissés soit par le hasard soit par des affinités de toute sorte. Et ça renvoie notre imaginaire vers des lieux, vies, espaces où l’on voudrait s’attarder. Les deux femmes devinant leur sort (« comme pour tenter de comprendre ce qu’elles font là »), le livreur sicilien, la maison familiale. C’est drôlement bien ! Tu as de quoi composer un livre après l’atelier.
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