Je ne l’ai vue que deux fois dans ce magasin bric-à-brac qui vend des journaux, des babioles en plastique, des cigarettes, des billets de loterie, et c’est surtout cela que les clients viennent acheter, mus par ce sentiment de pensée magique qui hante ceux qui n’ont plus rien à quoi s’attendre. Soixante, soixante-dix ans tout au plus, je n’ai jamais été bonne à déterminer les âges, cheveux châtain-clair, il me semble, yeux bleus, vêtue de façon singulière, comme une façon de vivre. Taille moyenne, visage fatigué et ridé, mais le regard pétillant, rempli de douce malice. Je ne me souviens plus du motif qui a déclenché notre conversation, mais ce fut elle qui parla en premier, j’en suis sûre. On en est venues à se présenter. « Deodata », qu’elle me dit en riant, et voyant mon expression amusée, « Oui, je sais que cela fait de l’effet, je dois être la seule à porter ce nom dans ce pays. Mais je ne me suis pas toujours appelée comme ça. Pendant un certain temps j’ai été Isabelle. » Ces derniers mots la firent entrer immédiatement dans la galerie des sympathiques. Encore quelques mots amicaux échangés sur le trottoir, puis nos chemins bifurquèrent au croisement. Je l’ai revue la semaine d’après, même endroit, presqu’à la même heure, même sourire, même regard malicieux, on fit ensemble le petit bout de chemin commun, quand soudain elle s’arrête devant un ancien magasin de meubles, maintenant vidé de son contenu, un espace aux grandes vitres sales permettant cependant de voir une pièce poussiéreuse avec un escalier en colimaçon qui menait à étage inférieur d’où on pouvait apercevoir un petit jardin. Sur la vitre, une pancarte « A louer » et un numéro de téléphone. « Vous voyez, c’est un espace comme celui-là dont j’aurai besoin ; pour vivre et pour recevoir des gens ; vous savez, nous, les retraités, nous vivons parfois très isolés, dans des endroits pas du tout accueillants. Cela serait bien d’avoir un lieu pour se rencontrer, parler. Je déteste l’endroit où j’habite, une espèce de cave humide, il faut d’ailleurs que j’en parle au propriétaire car l’un des murs s’effrite. » « C’est où ? », ai-je voulu savoir. Elle fit un geste qui pointait vers le bas, en direction de l’une des rues qui entourent le grand jardin public. « C’est mon fils qui m’a trouvé cet appartement, je vivais chez lui, mais, après la naissance de mon petit-fils, il n’y avait plus d’espace pour moi ». Dans sa voix, aucun ton de reproche, juste une constatation, dans son regard, pas de tristesse, juste la vie qui nous tombe dessus sans que l’on puisse faire grand-chose pour la contrarier. « Infirmière pendant quarante ans, c’est pas pour ça que la pension de retraite est généreuse », puis, se tournant vers la pancarte collée sur la vitre du magasin, « Je vais téléphoner, on ne sait jamais. » Elle prit son téléphone, composa le numéro et attendit en vain une réponse. « Personne » qu’elle dit, « Je rappellerai plus tard. » Sur le coup, on échangea nos numéros, je promis moi-même de l’appeler si je trouvais plus de renseignements sur cet espace à louer. On se dit au revoir au croisement, elle descendit la rue vers le jardin, je continuai mon chemin. J’eus beau revenir au magasin de bricoles pendant plusieurs samedis d’affilée, demander à la vendeuse si elle avait vu Deodata : « Non, parfois elle vient plusieurs fois dans la semaine, juste pour bavarder, parfois elle s’absente pendant des mois », téléphoner en vain au numéro qu’elle m’avait donné, je ne la revis plus.
La galerie de portraits citadins continuera.
Quel magnifique portrait, quelle justesse d’observation. Le sentiment que tu fais entrer dans la lumière une figure qui, sans toi, serait restée dans l’ombre, inaperçue, et que tu nous la présentes avec générosité. Merci !
Merci, infiniment, Xavier. Je n’étais vraiment pas du tout sûre de ce texte. Ton commentaire me réconforte. Merci encore !
oui, et cette soif d’histoire dont tu parlais l’autre soir, ici on la sent agir partout sous le texte…
Oui, l’histoire et surtout les gens qui la font vivre. C’est ce qui me passionne et me fait écrire. Merci, François !
C’est vrai, c’est beau, c’est touchant. Merci Helena, j’ai beaucoup aimé.
Oh, merci, Jean-Luc ! Vraiment contente que cela t’ai plu !
adorable cette femme (ça fait un peu braire dit comme ça, mais quelque chose de cette saudade quand même) (ça ferait une si belle chanson, et Antonio Zambujo pour la chanter non ?) (peut-être pas) – merveille… – on attend les autres
Tiens, c’est vrai, cela pourrait faire une chanson. Saudade, oui, parce qu’on n’en rencontre pas tous les jours des gens comme cela. Ces autres vont arriver, mais le texte était déjà si long que je les ai gardés pour plus tard. Merci, Piero, pour ton commentaire qui aide et élucide.
Tout ce que je ne sais pas faire avec un personnage ! du vivant, du vrai ou du fictif, on ne sait pas, du cru, du moelleux et on craque ! pour vous deux !
Oh, mais que si vous savez faire ! Moi, j’envie votre regard toujours hors sentiers battus sur le monde. Là, c’est la vraie histoire, j’ai déjà essayé d’en faire de la fiction, mais cela n’a pas marché. Merci, Catherine !
C’est plein de recoins doux cette rencontre; c’est un peu triste aussi. Deodata Isabelle qui s’évanouit. Merci.
Quelle belle rencontre ! Oui c’est un peu triste que Deodata disparaisse dans la nature mais ça donne aussi un aspect un peu fantastique à cette rencontre
Oui, je trouve aussi ! Merci, Muriel !
Oui, elle s’est évanouie, mais elle a laissé place à tout un imaginaire. Et c’est bien comme cela. Merci, infiniment, Nathalie !
Ah oui,merveilleux imaginaire
Tout mon Lisbonne fantasmé est dans les histoires que tu nous livres.
Merci, Helena, pour cette Deodata mystérieuse et si simple !
Merci, Fil ! Elle est telle que je l’ai décrite. Ma façon de lui rendre hommage.