#40jours #09 | bouts de vie dans la ville

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Entre la cathédrale et le PMU, c’est son territoire. Ecouteurs vissés sur les oreilles, sourd aux passants, il balance dodeline se déhanche, le corps tout entier à la musique qu’il écoute, un sourire accroché au visage. Parfois, il déambule dans les rues de la ville, une cannette à la main, corps chaloupant.

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Le visage ridé, plié et replié par les années, tête blanche, regard tombant et fatigué, adossé à la carrosserie de la voiture garée juste en face de son magasin de vêtements, parler français rugueux, sourire empêché, voix rauque du fumeur de tabac fort. Quand il parle arabe, c’est tout le pays qui revient. Et alors les plis se détendent. Une autre histoire se raconte aux parfums du Liban ou de la Syrie.

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Chapeau d’où s’échappe une chevelure argentée mousseuse et généreuse. Lunettes de soleil. Il marche le nez au vent à grands pas comme pour humer l’humeur de la ville. Arpenteur des rues, il ne s’arrête que pour ouvrir la boîte en plastique qu’il ne quitte jamais et renferme les pâtés épinards, morue, giraumon, balaous qu’il confectionne lui-même.  

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Robe à larges fleurs mauves. Pas mesurés comptés. Ne pas glisser. Ne pas tomber. Chapeau. Chignon bas. Elle est habillée avec soin. Simple mais coquette. Elle descend la rue qui longe la Rivière aux Herbes. Elle va sans doute à la messe. La cathédrale n’est pas loin.

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Chemise bleue et pantalon sombre, il se dirige lentement vers l’église. A la main gauche, une trompette, à la main droite un roman de James Baldwin, Harlem Quartet. Il rejoindra le cortège sur la route du cimetière marin. Ils vont jouer un morceau avec les copains et puis après l’enterrement, ils iront refaire le monde autour d’une partie de dominos dans le lolo du bord de mer. Ciao Ti Malo !

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Le cabas est lourd. Il faut s’arrêter plusieurs fois dans la rue pour en venir à bout. Moulée dans sa robe à rayures roses et blanches, formes rondes et pleines, double chignon de tresses serrées au sommet de la tête et en bord de nuque, elle houspille ses deux adolescents tous deux le nez rivé sur leur téléphone. Surtout ne m’aidez pas !

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Il est sept heures du matin. Coffre de la voiture ouvert. Chargé des fruits et légumes de son jardin et de celui de sa voisine qui peine à joindre les deux bouts avec son minimum vieillesse. Pas de prix affichés. En attendant les clients du jour, elle est assise dans le recoin d’une devanture de magasin encore fermée. Comme chaque matin, sa petite radio vissée sur l’oreille, elle écoute France Inter et le journal national. Cheveux courts, regard buté, elle fixe un point invisible, quelque part dans le monde où les ondes l’emportent. Le soleil commence à grignoter la rue. Les alizés ont déserté. Mais l’air est encore doux en ce petit matin. Et de l’autre côté, c’est la guerre. Son visage se durcit pour encaisser la brutalité du monde.

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Perruque blonde de travers. Bas résille. Minijupe noire. Démarche titubante. Elle s’approche comme elle peut du cerceau rouge au centre de la piste. Elle se contorsionne, grimace, se hisse,  se plie, quittant un à un dans un douloureux dépli chaussures à talons, minijupe, bas résille, perruque. En simple collant noir elle épouse les mouvements du cerceau et puis soudain d’une impulsion du pied nu, elle quitte définitivement le sol, s’envole et voltige, aérienne, légère dans le délier du corps. Les têtes se lèvent, les bouches s’ouvrent, les yeux s’écarquillent, respirations suspendues. Là-haut, sous le chapiteau, elle est enfin oiseau.  Chaque soir, elle réécrit son histoire.

Tentez un défi dans le défi : 40 jours 40 personnages. Rattraper les jours passés et esquisser ensuite un personnage par jour. Protocole 40 jours, 40 personnages. 

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

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