Tu me dis « Montréal est une île, mais on ne le sent pas ; je voudrais voir toutes les rives ». Je suis d’accord, j’aime ce genre d’exploration minuscule.
Nous prenons la voiture, du pied de la montagne vers le boulevard Gouin qui longe la rivière des prairies sur 50 km. Nord-Ouest dit le GPS, alors que le plan de la ville donne l’impression de devoir se diriger vers le Nord. La carte de Montréal que nous avons dans la tête, à force de l’avoir vue dans toutes les stations de métro, ne met pas le Nord en haut. Liberté d’infographiste et format de papier ont décidé d’une rotation à 45°, et notre vision du monde est changée.
On nous avait prévenu, le boulevard Gouin est monotone et l’on ne voit presque jamais la rivière des prairies qui coule au fond des parcs des grandes propriétés, des zones commerciales et des zones d’habitation. Monotone n’est pas le mot juste, le boulevard Gouin est très long, mais il est loin d’être partout le même. D’autoroute urbaine à quatre voies, il passe à deux voies et devient vraiment campagnard, s’enfonce sous les arbres, traverse des villages, n’en finit pas, longe des parcs boisés, puis redevient si large et si fréquenté que nous ratons presque la bretelle pour le pont de l’île Bizard. Sur le pont à trois voies, nous voyons enfin la rivière des prairies, très large, au moins 100m de large, une vraie rivière. Il est déjà midi, nous pique-niquons dans le parc de l’île Bizard face au lac des deux montagnes, à l’embouchure de la rivières des mille-îles. De l’eau à perte de vue, des arbres, des chants d’oiseaux – des jaseurs boréaux gourmands de baies gelées –
Nous continuons vers le Sud géographique (plein Ouest sur la carte). Pour rejoindre Ste-Anne-de-Belle-Vue où nous arrivons par le boulevard des anciens combattants, on coupe à travers Dollards- des-Ormeaux et on suit la transcanadienne. Le chemin de Senneville qui longe le lac des deux montagnes aurait été tentant mais beaucoup plus long.
Des ponts, deux ponts ferroviaires, deux ponts d’autoroutes : le pont de l’A 20 au-dessus de nous et au loin le pont de la transcanadienne A 40 qui traverse le lac des deux montagnes, les écluses d’un ancien canal, un pêcheur dans la darse qui pêche tout seul sur la glace, un bord d’eau qui sent la cité balnéaire en hiver et le bout du monde, une des extrémités de l’île, les routes vers Ottawa, Toronto et les grands lacs ; il n’y a pas de doute, on est bien sur une île. Nous prenons un thé dans le seul café ouvert, loin des quais,bruyant, bondé et chaleureux.
Retour vers le centre-ville par le chemin du bord du lac (le lac St Louis cette fois), charmant avec ses résidences secondaires, ses marinas, ses clubs de canoë kayak et ses pistes cyclables ; on longe le campus agronomique de l’université Mc Gill, on est presque toujours au bord du St Laurent. On s’arrête à Pointe-Claire pour voir le coucher du soleil, du parking de la paroisse St Joachim, un des rares endroits où se garer au bord du fleuve. Au loin, on distingue en tout petit la montagne et les gratte-ciel du centre-ville, et au-dessus de nous les avions qui décollent ou atterrissent à l’aéroport international Pierre Elliot Trudeau.
La nuit est tombée, on suit toujours le chemin du bord de l’eau jusqu’au boulevard LaSalle ; quand on passe l’embouchure du canal Lachine, on se sent de retour en ville. Le parc des rapides, puis Verdun et bientôt le pont Victoria et le vieux port.
150 km parcourus, à peine la moitié du tour de l’île, il faudrait encore faire le tour du Nord et de l’Est. Il aurait suffi de regarder Google Maps pour vérifier que Montréal est une île. Pourtant cette expérience en vrai a produit quelque chose qui s’apparente au redressement d’une vision (comme le redressement de la carte), une appropriation, une incarnation (les lieux ont maintenant un goût, une ambiance, un silence ou des bruits particulier à chacun). Tu ne regrettes pas, mais tu vas sur Google Maps et j’y vais avec toi.
Vue d’en haut la charmante rive Sud n’est plus si accueillante ; des villas cossues avec parc et piscine privatisent toutes les plages. Pas un seul parc naturel, pas une seule institution à vocation plus ou moins collective, exclus des bords de l’île, privées à jamais des bords du St Laurent. Les terrasses, les pelouses bien tondues, les arbustes bien taillés, les pas japonais et toutes ces piscines aux formes les plus variées, les embarcadères, les abris à bateau, cachés aux regards des passants. Le long du boulevard Gouin, il y a sans doute plus de forêt, plus de parcs, mais en zoomant c’est le même mitage par les villas à piscine. Le chemin de Senneville est le lieu des grands domaines, sans doute autrefois agricoles et des grandes batisses qui n’ont rien de collectif ni de populaire. Reste-t-il des plages publiques sur l’île de Montréal ? Une autre vision de l’île et une désagréable sensation d’expulsion nous envahissent.
ça m'a amusée de relire ce texte écrit il y a quelques années après un tour (partiel ) de l'île de Montréal. Comment appréhender une ville désormais, même si avec moins de 2 millions d'habitants, elle est loin d'être une mégalopole ? je ne suis pas allée à Montréal depuis 2019 et je ne prends plus l'avion, je cherche un nouvel usage du monde. C'est le texte suivant.
Encore une fois, j’aime ta façon d’interroger nos pratiques, notre rapport au monde, avec une écriture très moderne et des thèmes actuels.