Comme des bouts de phrases abandonnés sur une page de carnet, les sensations au sortir d’une gare dont on a l’habitude sont fragmentées, pleines d’ombres et de lumières et butent sur une façade d’immeuble dont on n’avait jamais remarqué cette teinte jaune, ni cet arbre que l’on trouve bien seul sur l’esplanade, ni la rue menant au centre-ville qui semble s’être un peu décalée sur la droite. Sortir du sous-sol de la gare, emprunter l’escalator en calant sa valise sur une des marches, traverser le hall d’accueil, l’esprit encore tout embrumé du voyage et des images qui ont tendance à déjà s’estomper alors que tout était si beau là-bas, et se retrouver sur le parvis à faire rouler sa valise, les épaules lourdes, et sentir cet instant de flottement, où il faut remettre en route la marche, alors même que tout autour les autres voyageurs ont déjà repris leurs marques, se dirigeant à droite vers les taxis ou sur la gauche vers l’arrêt de tram. Prendre son temps, on n’a pas l’impression d’être totalement arrivé, manière de retarder peut-être ce qui sonne bien comme un retour, une fin de quelque chose. Et se dire que l’avenue en face de la gare est bien à sa place c’est juste que l’on est n’est pas sorti par la porte principale, qu’un tram vient de passer avec la foule des voyageurs, mais sans nous, qu’il ne fait pas si chaud que ça et qu’on aurait dû prévoir une veste, que ces ronds en plastique destinés à s’asseoir ne sont pas du meilleur goût, puis les yeux peu à peu se déplissent, il va bien falloir reprendre vie ici, après quinze jours passés à Venise. Se souvenant de l’arrivée à la gare Santa Lucia, et la sensation d’entrer dans une salle de spectacle, ou dans un autre monde, avec cette effervescence propre au plaisir d’y être enfin après une journée de voyage, il n’y a aucune comparaison hormis peut-être ce regard un peu flou qui s’ajuste lentement, lorsque s’extirpant de la foule on reste sur le parvis ébloui par la luminosité, les reflets sur le Grand canal, les voix qui parlent toutes les langues, la langue italienne que l’on cherche à capter, le passage d’un vaporetto, les cloches de l’église qui se mettent à saluer notre arrivée, le glacier que l’on devine tout près à voir toutes ces langues lécher le plaisir, la vingtaine de marches à franchir pour rejoindre le quai, la joie malgré la fatigue du voyage d’être enfin là où l’on souhaite revenir depuis si longtemps . On se met à regarder les réverbères à trois globes avec des mouettes posées dessus comme si c’était la première fois que l’on en voyait, on regarde passer l’Actv 83 avec sa foule de touristes à l’intérieur qui sont déjà habitués au trajet, l’église derrière que l’on n’a jamais visitée mais promis on ira la voir, le panneau publicitaire avec une affiche de Mac Do collée sous le plan qui indique comment rejoindre la Ca’d’oro par la Strada nuova, justement la rue que l’on doit prendre pour gagner la location, plus loin dans le quartier du Castello, et y aller à pied car on est resté assis toute la journée de train en train, et là il faut juste se laisser porter par la foule, le bruit, les langues qui se croisent, les enfants qui jouent au ballon ou font de la trottinette, les garçons de restaurant qui tendent leur doigt vers la carte en parlant anglais et vantent sans aucun doute la qualité de leurs plats à des prix défiant toute concurrence. Tout cela se ressent comme un vertige et rester immobile est difficile dans cette effervescence. Reprendre pied et se dire qu’on a le temps, et goûter comme une glace par petites touches au plaisir de la ville. Le regard voudrait se déposer, s’apaiser, se recentrer et se laisse happer par les lambeaux de façades flottant sur le canal. Conserver l’insaisissable comme une pierre précieuse, le don d’un seuil où se tenir. Des images se forment et se déforment. Des pensées grandissent puis s’éparpillent en arabesques et se perdent.
Deux sorties-terminus rondement menées !
Un vrai plaisir de lecture.
Merci !