Devant la maison, villa de quartier périphérique, dans un lotissement d’une quinzaine de maisons aux façades crépies de beige, aux toits de tuiles orange, le long de la route d’Arles, la troisième maison avant le fond de l’impasse de Bellegarde, juste là, sous la fenêtre de la cuisine, il y a un escalier. Un escalier pas très long, huit marches tout au plus, qui permet de descendre sous le niveau du jardin, jusqu’à un carré de ciment d’un mètre de côté et sur la droite, une porte de bois foncé. La porte donne sous la maison.
Dessous, l’absence de dalle de ciment, juste la terre, inégale, bosselée, l’odeur de moisissure des sous-bois quand on remue les mousses du pied. Le plafond est trop bas pour s’y tenir debout. J’avance avec précaution, pour ne pas me tordre les chevilles. Ni marcher sur quelque chose de mou et de difficile à identifier. Je scrute la demi-obscurité, je distingue la surface brute des cairons empilés en décalé, l’architecture de la maison qui s’élève au-dessus de la tête, les tuyaux en plastique gris, aux coudes à 90 degrés. La « pièce » est coupée en deux, par un mur porteur, et se prolonge sous toute la surface de la maison. Une ouverture d’environ 1,50m de large permet de passer de l’autre côté de la cloison. Vers le fond, le sol est plus irrégulier et plus haut, si bien qu’il faut se courber plus. Rien à voir à première vue. Mais dans un angle, une porte. Une porte basse comme celles que l’on trouve dans les petites rues des villages et dont on se demande toujours où elles peuvent bien mener et à qui elles sont destinées tant elles sont petites. A défaut de heurtoir, une simple poignée. Un peu grippée. Un escalier. Huit marches tout au plus vers un carré de ciment d’un mètre de côté. Pour s’y engager, il faut s’accroupir mais à mesure que l’on descend, la hauteur de plafond s’améliore jusqu’à permettre de se tenir tout à fait droit. A droite, une porte de bois foncé. Elle s’ouvre sur un couloir gris, en ciment, les ampoules dénudées diffusent une lumière blanche, faible mais crue sur deux rangées de portes rouge foncé de chaque côté. J’actionne la poignée de la première porte de gauche. Gueule ouverte dents pointues, langue craquelée, des billes pour les yeux. Un lion de l’Atlas au pelage aplati est juché sur une table. Autour de lui, posés ça et là, sans ordre apparent, sur des meubles ou à même le sol, des dizaines d’animaux empaillés. Goéland, belette, koala, une tête de girafe, des singes, un ornithorynque fixé sur une pièce de bois, avec une plaque de métal : 1845. Je m’approche, ouvre l’un des tiroirs : un oiseau de paradis allongé, quelques œufs fossilisés, dans un autre, des rongeurs de toutes les tailles, dans tous les états de dépérissement. Je referme la porte et ouvre la suivante, même zoo morbide. Guépards faussement à l’affût, morceaux de rhinocéros, tatous enroulés, mues de serpents. Tous pétrifiés dans une attitude sensée évoquer leur comportement naturel. Dans la troisième salle, les mêmes animaux, du moins il me semble mais sans la peau ni la paille. Des rangées de squelettes vissés pour tenir debout. Des silhouettes aux maxillaires saillantes, des tronçons de bêtes, des ossements assemblés pour faire tenir ce qui s’écroule. Encore une porte et la couleur surgit. Des sculptures de papier mâché, qui mettent à vif le fonctionnement d’un œil aussi gros qu’un ballon de football, un visage dont on a retiré la peau sur la partie droite, et dont on peut suivre le nerf optique. Dans le fond, un grand singe debout, comme se tenant à une branche d’arbre, entièrement écorché, tous muscles à nu. Je lis à ses pieds : Louis Auzoux, 1867. Dans une armoires, sur les étagères, un escargot à demi-dépouillé de sa coquille, une écrevisse en morceaux, des mains aux tendons saillants, et tout en bas, un carton de couches Pampers débordant d’une écriture minuscule, serrée, sillonnant les vides et les pleins, chaque recoin de papier, de signes mathématiques, de ratures et sur une étiquette dans le coin supérieur droit : « Brouillons d’Alexander Grothendieck »… Les sous-sols de la faculté des sciences. C’est là que je suis. J’enfile les portes, ivre, consternée, ahurie, ces reliques entreposées là, sous les pieds des étudiants, dans les caves, exposées aux insectes, à l’humidité, aux flammes… j’accélère le pas, ne prends presque plus la peine de détailler le contenu des pièces, zoologie, ethnologie, astrologie, les objets s’amoncellent dans mon esprit, je ne les compte plus. J’ouvre, je ferme les battants comme cligne des yeux. Soudain, la porte que j’ouvre donne sur un escalier. Je reste interdite. Calme ma respiration. L’escalier s’enfonce assez loin pour que je ne puisse percevoir sa fin, noyée dans l’obscurité. A mesure que je descends, la température s’élève lentement, un souffle d’air chaud monte à ma rencontre. Mes yeux s’accoutument au peu de lumière et tout en bas, je pose le pied sur une surface de glaise, souple, qui se poursuit par un boyau juste assez grand pour que j’y pénètre, que je m’y faufile. Je ne suis saisie d’aucune peur, je sais que cet endroit est le mien. A mesure que j’avance le passage se resserre jusqu’à me forcer à ramper tout à fait. Je débouche dans une salle minuscule, ronde entièrement argileuse et pourpre. C’est là, c’est mon antre, l’endroit que j’ai vu en rêve.
J’aime l’ambiance de ce texte, ces animaux morts sur le point de s’éveiller, ce bric-à-bric inquiétant. Merci !
Merci de t’y être promené. J’aurais aimé avoir une meilleure mémoire pour être plus juste.