c’est dans les tréfonds de l’âme et de l’histoire qu’il faudrait se perdre, s’échapper et oublier – partir vers un avenir plus radieux – on n’oubliera jamais rien, ce sera là, enfoui sûrement, tu, caché, isolé très loin dans la mémoire (c’est sans rapport mais Lou chante quand même Sweet Jane dans le même mouvement) difficile d’affronter cette réalité et c’est sans doute pourquoi alors il valait mieux n’en rien dire (il me reste la musique) – elle avait trente-trois ans, quatre enfants et un mari malade qui cherchait du travail de l’autre côté de la mer – ils allaient partir pour toujours mais le savaient-ils que ce serait pour toujours ? il fallait qu’ils partent – tous – des années plus tard, il m’est revenu ces autres départs, ceux de quatorze cent quatre vingt douze, ceux de Salonique (j’ai tant aimé Vidal et les siens), ceux des autres encore, de ce même peuple disons dont quelque caractéristique se lit au patronyme, lequel comme le veut la loi ou le sacrement, quelque chose du monde et de la force de ce destin (cette merveille), lequel était inscrit sur les papiers car il le lui avait donné (et le sacrement le lui imposait) et elle le partageait (elle en disposait d’un autre, dit de jeune fille : je me rappelle des difficultés à m’en souvenir lorsque, plus tard, pour l’administration civile ou militaire cette mention était requise au formulaire; je me souviens aussi qu’il s’agissait (aussi) d’un prénom et que de le découvrir m’avait surpris – le rôle du flic dans ce film Laura (Otto Preminger, 1944)) – il faudrait connaître cette pénombre, la puissance de cette mémoire lorsqu’il se présenta au siège, à Reuil-Malmaison, pour obtenir ce travail sur les recommandations de qui, je ne sais pas – était-il seul ? Cette relation qu’il avait à son père, il l’avait perdu à dix-neuf ou vingt ans, et voilà qu’à présent, je l’avais au mien… Des circonstances moins dramatiques, sans doute mais alors, je ne savais rien de tout ça, devant la maison était garée la Dauphine, des arbres chétifs donnaient un peu d’ombre, qu’avais-je à l’âme ? Une profondeur, quelque chose du non-dit : pour toujours, vraiment ? On partirait pour toujours. Je me souviens que lorsque, parfois au ciel s’envolait un avion nous le saluions d’un « au revoir D.! » grands gestes, la main ouverte au dessus des yeux (D. était le surnom de sa sœur qui vivait, depuis déjà quelques lustres, à Paris, dans un hôtel – sa sœur à elle, l’une de ses sœurs) peut-être répondait-elle, là-haut ? – la maison n’était pas loin de l’aéroport, elle ne disposait pas de cave, et celle où nous vivions alors, pour quelques mois, je ne sais pas, sans doute non – je ne sais rien, je ne savais rien de la perte, il ne s’agissait que d’un poids qu’on ne percevait qu’assez lointain, sans doute toujours présent même dans les rêves, mais lointain inconnu caché tu : lui n’était en tout cas pas là, nous le savions, je le savais – par la suite j’ai su qu’il vivait dans ces mois-là dans un hôtel sur cette place terminus du quatre-vingt-six d’aujourd’hui (ce n’est plus vrai, aujourd’hui la ligne va au Champ de Mars) – il se peut qu’il s’agisse d’une légende : il y en a une tripotée, c’est familier hein, oui, c’est qu’il s’agit d’une histoire de famille – inutile d’en faire un plat, il faut juste se souvenir (la sagesse, tu sais, c’est se souvenir sans pardonner – ces temps-ci, je lis la biographie de Marguerite Yourcenar, une de mes héroïnes favorites (l’autre Marguerite, je l’aime aussi pas mal) qui indique dans une préface : »Nous sommes si habitués à voir dans la sagesse un résidu des passions éteintes qu’il nous est difficile de reconnaître en elle la forme la plus dure et la plus condensée de l’ardeur, la parcelle d’or du feu, et non la cendre« . La forme la plus accomplie, et la cendre, oui)
faire de l'effet est requis dans la chanson (Brassens en parle souvent, comme d'une technique obligatoire - il dit aussi que sans technique un don n'est rien qu'une sale manie - c'est probable mais c'est sans le vouloir que le titre de ce texte fait référence à la consigne - c'est venu, tant mieux, je ne l'ai pas (re)cherché) - "La force du destin" (l'opera de Peppino) tournait en même temps que ces lignes s'écrivaient. Je me souviens d'un atelier où j'avais pris le pseudonyme du héros de M le maudit et où, de la même manière, j'avançais dans les consignes avec à l'idée la réalité de la présence de cet Hans-là (je me demande si le petit blond de Allemagne année zéro ne porte pas ce prénom (non, c'est Karl-Heinz - ce n'est pas si loin) - (ce qu'il y a, c'est qu'il ne faut pas non plus tomber dans le pathos comme on disait dans les années 70, non plus que dans l'oubli), cette fois je suis toujours ce petit môme de sept ans à peine, dans ce petit jardinet, une route passe devant la maison, l'air embaume le laurier et devant lui, devant moi aussi bien, s'ouvre un avenir enchanté...
Ah mais quel bloc de texte où se mêle le flou et le précis, le souvenir saisissable et celui qui ne l’est pas ou plus. Et quelle force ça a ! Merci, Piero.
*mêlent
merci à toi
« Qu’avais-je à l’âme ? « Descendre dans la mémoire trouver.. l’ardeur et la cendre
oui conjuguer (merci de lire)
Belle façon d’interpréter la consigne, à travers toutes ces images gardées, revécues, faisant surface et se dissipant pour donner lieu à d’autres et tant d’autres ! « c’est dans les tréfonds de l’âme et de l’histoire qu’il faudrait se perdre » Merci, Piero !
la consigne, oui – hum – merci à toi Helena
C’est une bonne idée les liens vers les autres textes, pour faire un livre qui ne soit pas linéaire mais par fragments avec une circulation plus ou moins aléatoire.
Sur cette place, il y avait une librairie de livres anciens, de livres d’artistes mais la spéculation immobilière en a eu raison.
je me souviens de cette librairie (comment c’était déjà ? ah je ne me souviens plus – j’y ai abandonné un exemplaire d’un livre d’artiste – l’artiste en question avait pris un de mes textes pour en faire œuvre (magnifique et) lithographique) (merci du passage)
restez le petit garçon même s’il a beaucoup de choses dans sa mémoire y compris ce qu’il ne sait pas