Personne d’autre que moi n’aurait remarqué le mouvement de ses lèvres pendant sa lecture dans le silence de la soirée bien entamée, à la nuit déjà, les yeux rivés sur son livre, et moi près de lui, occupée à écrire dans mon carnet, à percevoir le moindre bruit dans la chambre, car mon occupation du moment était celle-ci, écrire sur le silence et sur ce qui le perce à peine ; personne d’autre que moi n’aurait imaginé la raison de ce mouvement des lèvres, à savoir qu’il s’agissait d’un livre dont il se demandait s’il ne l’avait déjà lu, qu’il ne reconnaissait pas encore comme tel, et je l’observais du coin de l’œil, m’interrogeant sur la durée de ce chuintement ; personne d’autre que moi n’aurait compris que ce murmure des mots n’était qu’un hameçon lancé à sa mémoire, l’envoi d’une phrase, d’une idée qui éveillerait un souvenir si pâle qu’il pourrait en conclure que oui, il avait déjà lu ce livre, un souvenir si ténu qu’il pourrait se consoler de l’avoir égaré parmi d’autres ; personne d’autre que moi n’aurait perçu le désarroi dans cette phrase toute bête lâchée en refermant le livre après des dizaines de pages : je l’ai déjà lu.