#40 jours #06 cartes | l’abominable

Ma mère est perdue, j’entends d’ici ses larmes depuis le périphérique de la zone C, Créteil labyrinthique, Créteil l’abominable, 2h13 du matin, impossible de sortir de là. Je suis de l’autre côté de Paris, entre Bobigny et Romainville, et n’entends pas encore ce qu’elle dit. Tu poses la voiture sur le bas-côté, les rues sont noires de vide, s’anonyment les unes aux autres, muqueuses entremêlées, et Google Maps maman, c’est pourtant pratique tu devrais essayer, mais google c’est un rebord de fenêtre, ça donne le vertige moi je recule d’instinct, on s’approche pas d’un perchoir qui surplombe de trop haut, pourtant se perdre dans les intestins, une ville qui n’est plus une ville, qui a perdu ses plumes et ses armoires, qui ne geint pas quand on la pince, qui s’entortille autour du pouce, qui plie sans suffoquer, molle pâte à pain, qui force la crainte, qui repousse quand on lui coupe les tentacules, la voie tracée des lampadaires, heureusement tu vois c’est allumé partout, ma fille j’en aurais pleuré, comment sortir, sortir de ce cimetière, tout est tombeau je te jure j’ai fait le tour du centre, et le centre je ne sais pas s’est comme désagrégé en lambeaux de ficelles, nos bras désaccordés de virage en virage, en avenues bifurquées mais comment, se livrer sans hurler au braiement, les nouvelles publicités tournent sur elles-mêmes, passent de page en page, à lancer des signaux répétés, depuis l’antre de la galaxie et ne recevoir que du vide, des vagues d’obscurité contrites et malaxées, point final ou point d’orgue oublié sur section d’autoroute, inaboutie sans repères, avec la soif qui presse le sang, ramper dans la mélasse, trouver trouver le jour au bout de ce tunnel, combien de kilomètres s’étend la viande, maman tes mille branches dans le moteur qui souffle. Maman gagne le terre-plein, c’est le bord d’une antenne près d’un grand chapiteau, tous les tigres et les athlètes dorment dans les caravanes, autour les panneaux versent un sang neuf, reluisant à quatre voies, les villes s’annexent et se contemplent, rentrent les unes dans les autres, sans distinguo, Ô qu’elles disjoignent leurs doigts noués, poser des douanes dans le sens des panneaux, la pointe de leurs flèches taillerait droit dans la conjointure des cercles, sans doute il suffit de croire à la surface des choses, avec un peu de recul tout s’attentise et s’ourle vers le ciel, c’est un peu Bagnolet maman dans un dédale de ponts, les carrefours monuments, les carrefours de mémoire. Je vois tes doigts tremblants courir sur la carte, largement dépliée jusqu’au tableau de bord, tu as toute la ville sur les genoux, Ô mère regarde comme tu es forte, ça fait deux heures que tu cherches, ta voix dans l’ombre des panneaux comme si tout tombait à l’envers, de vouloir s’extraire des entrailles, mais l’aube tu sais commence à pointer, sa blancheur au pourtour de la nuit tu vois déjà toutes les complications jaillir, là viendront t’engloutir l’énorme masse des véhicules, le métal chaud et lourd dans l’échauffement des gaz, et tu ne pourras plus bouger, plus manger, quand on voudrait tellement, aller aux toilettes, fermer le couvercle des paniques, mais ce ne sera plus possible car on ne peut pas se garer sur le bord du temps en heure de pointe, on ne peut pas marcher sur le périph, la piste cyclable on ne peut pas, alors tu comprends qu’il ne faut surtout plus t’arrêter, mais décider d’aller droit, toujours droit sans s’arrêter, déjouer l’arithmétique des pièges, se rendre au Groenland, à Tombouctou, l’Afrique australe, l’Amazonie, Guyane partout où tu pourras, n’importe sans te retourner, sortir du gouffre abominable.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec les anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, dessins, compositions sonores...

8 commentaires à propos de “#40 jours #06 cartes | l’abominable”

  1. (comme ce type qui voulait sortir du périphérique mais qui n’y parvenait pas et qui restait, sur le bord, les mains serrant le volant et qui, le front à ses poings, pleurait – je me souviens) (il va faire jour, t’inquiète hein, Françoise…) (comment dire, pour suivre la consigne ? Parfait ? Oui, exactelent) (merci)

  2. Je suis époustouflée par votre texte qui dit tant de choses du périph et du monde, de la vie, de la mort, c’est impressionnant !

  3. C’est magnifique Françoise, tout simplement magnifique ! Cette voix vers la maman et le portrait d’elle que l’on devine à chaque seconde – Quel beau texte, on est complètement emportée avec vous deux – On aimerait venir en aide – et le tracé de ces villes Créteil, Bagnolet, bravo !