Entre elles, la porte s’est refermée. La mère a dû s’absenter pour une heure et a laissé l’enfant, qui est grande désormais, seule pour la première fois dans l’appartement. On n’est pas au temps des téléphones portables, ni même d’un téléphone fixe. Le dos collé contre la porte, la fillette se sait vraiment isolée sans décider encore si elle savoure l’instant ou si elle le redoute. Le regard traverse l’alcôve où tout est en place : les porte-manteaux sur la gauche donnant l’illusion d’un volume ou d’une silhouette accrochée et qui pourrait à tout moment s’animer ; à ses pieds une ribambelle de chaussures prêtes elles aussi à prendre la poudre d’escampette ; presque en face le bureau du grand frère contigu à la fenêtre et l’étagère au-dessus avec ses livres de classe ; tout le long de l’étagère la collection de porte-clés ( une cinquantaine peut-être), bien accrochés sur de petites pointes et qui s’agitent fenêtre ouverte, (on est si heureux quand on en trouve un nouveau). Sur la droite un lit dont elle ne remarque que la couleur du couvre-lit, jaune et rouge : c’est une sorte de chambre en somme, mais que tout le monde traverse en arrivant dans l’appartement. Au-delà de la cloison séparatrice, la cuisine avec sa fenêtre sur la gauche donnant sur une minuscule cour sans arbre et avec vue sur des toits et encore d’autres toits et juste un peu de ciel, où parfois passe un oiseau. Le fourneau contre le mur opposé à l’arrivée dans cette pièce avec le gros tuyau qui le raccorde au conduit de cheminée. Combien de fois elle a imaginé le passage du père Noël avec un sérieux doute…De part et d’autre du tuyau, une étagère pour le moulin à café et les pots traditionnels : farine sucre sel… La table sur la droite et dont on peut faire le tour pour se courir après, le buffet en bois et ses moulures, dans un recoin de la pièce, avec un haut et un bas et l’entre-deux où poser la corbeille de fruits et un bibelot. De l’autre côté de la cloison un petit bureau près de la fenêtre en symétrie avec celui du grand frère, et une étagère similaire pour ranger livres et jouets. Dans le prolongement de la fenêtre l’évier dans un minuscule enclos, le seul point d’eau de l’appartement. Sur l’autre moitié de la cloison le vieux poste de radio d’où s’échappent les airs d’opéra ou les drôleries de Zappy Max. Entre les deux semi-cloisons, car elles ne rejoignent pas le plafond mais s’interrompent à mi-hauteur, un passage assez large délimitant le terrain de foot improvisé, avec une cage sur la porte d’entrée et l’autre sur le fourneau, le ballon n’étant qu’une boule de papier scotchée (pensées émues pour la voisine de l’étage en-dessous…) À droite du buffet la porte pour rejoindre la chambre et sa poignée dorée dont elle a mis longtemps à pouvoir tourner le mécanisme et à bien enclencher le pêne, mais dont les reflets la ravissent. Elle avance, jusqu’ici tout va bien, chaque chose est à sa place, mais maintenant il y a des coins plus sombres, là entre la commode et le mur, elle se souvient bien d’une souris calfeutrée, et de l’humidité sur le mur ; elle passe rapidement devant le grand lit des parents et rejoint l’autre partie de la chambre avec le bureau du père. Elle regarde avec précision la lampe haute (une main serrée sur un miroir sur lequel est collée la photo de ses grands-parents qu’elle n’a pas connus mais qui sont venus la visiter dans un cauchemar), une longue règle métallique froide, le plumier, le sous-main en cuir, les cahiers où il écrit le soir, le long tiroir qu’elle hésite à tirer mais elle sait qu’il accroche un peu et que peut-être elle ne pourra pas le refermer sans que son geste ne soit découvert. Elle touche juste le tampon-buvard en bois noir et tente de lire la trace des derniers mots absorbés par le buvard rose. Au fond de la pièce encadrant la fenêtre qui donne sur la rue, deux armoires l’une dite en bois de rose et l’autre simplement la grande, toutes deux avec des miroirs qui se font face où elle aime jouer devant à tenter de voir son dos. Au centre du mur à fleurs du côté de la grande armoire, une porte en carton pâte qui ouvre sur la salle ( on ne dit pas salle à manger) avec une table en son centre, entourées des chaises nécessaires, qui lorsqu’on rajoute les rallonges sert de table de ping-pong, deux fenêtres donnant sur la rue, entre les deux le poste de télévision, un buffet à gauche de la porte et ses cadres de photos , un poêle à charbon face à l’entrée, des placards muraux peints en jaune sur sa droite, la bibliothèque paternelle et accolé son divan. Mais ce qu’elle préfère par-dessus tout c’est ce pan de mur entre poêle et fenêtre où se déploie un lierre tenu par de minuscules épingles, qui couvre toute la surface jusqu’au plafond et qui s’étale aussi dans la largeur. C’est sa jungle à elle, son livre préféré ; elle peut rester des heures devant à rêver, à devenir oiseau ou mouche, à traverser le miroir.
Belle description à hauteur d’enfant !
Merci, Solange !